La civilisation contre le bonheur, selon Freud

L’ouvrage de Marcuse Éros et Civilisation a focalisé l’attention sur le fait que l’ensemble de l’œuvre de Freud s’organise autour de la contradiction fondamentale qui oppose le principe de plaisir et le principe de réalité. Plus précisément, c’est un souci constant, chez Freud, de mettre en évidence le conflit insoluble qui travaille aussi bien l’histoire de l’humanité que celle des individus : l’opposition est tragique entre les instincts sexuels de l’individu, visant à leur propre satisfaction libidinale, et les exigences de la société, visant à la sauvegarde de sa propre existence comme totalité permanente et ordonnée. Le conflit proviendrait de la nature même des choses, c’est-à-dire de l’essence de la libido comme désir et de la société comme système d’institution ou institution intégrée. Parce que les instincts ou le désir sexuels comportent un pouvoir destructeur, on doit reconnaître, affirme la psychanalyse classique, qu’ils sont essentiellement antisociaux. Le désir est ici conçu comme une force énergétique puissante et aveugle qui vise à l’obtention de son objet par tous les moyens; recherchant son plaisir, c’est-à-dire sa jouissance immédiate et absolue comme détente totale d’une tension sexuelle et nerveuse toujours plus intense, la pulsion se pose comme puissance aveugle prête à transformer tout être et tout objet en moyen de satisfaction inconditionnelle. Qu’il s’agisse de la sexualité polymorphe prégénitale, ou de l’œdipe infantile, le déploiement effectif de la libido se donne comme le mouvement vers l’illimité, et finalement comme la menace de subversion de tout l’ordre social. La société, pour se préserver, devra mettre en place des systèmes de répression du moi de plus en plus rigoureux et de plus en plus complexes.

Certes, Freud est conscient du fait que les choses ne sont pas aussi simples puisqu’il met lui-même en évidence le caractère ambivalent de la libido, à la fois destructrice et constructive. Le désir également ce qu’on pourrait appeler un pouvoir socialisant. Par son pouvoir illimité d’investissement, le désir tend de lui-même à se déployer autour de soi, et à tisser des liens sociaux qui peuvent ne pas apparaître immédiatement comme érotiques, mais qui n’en sont pas moins cependant d’essence libidinale. La libido, selon les propres déclarations de Freud, tend à former des unités sociales toujours plus vastes.

L’affirmation de ce pouvoir unificateur du désir n’empêche pas Freud d’insister en même temps et constamment sur son pouvoir destructeur et d’opposer radicalement le désir et l’institution : il suffit de dire que le pouvoir destructeur de la sexualité, si elle était livrée à elle-même, serait de loin supérieur à son pouvoir unificateur, et que, ainsi, l’ambivalence basculerait toujours du côté subversif de la sexualité.

Si, en outre, on se référait à l’idée de destruction non plus seulement comme atteinte à l’intégrité d’un corps social, mais comme atteinte radicale à l’intégrité même de la vie ; si, en d’autres termes, on se référait à la sexualité comme obscur désir de mort, alors la doctrine de l’opposition inexpiable entre le désir et la société s’en trouverait considérablement renforcée. Or, on le sait, c’est précisément ce qui se passe chez Freud.

Pour cet auteur tragique dont la formation est celle d’un neurologue, le plaisir est à la fois l’ultime satisfaction à laquelle vise le désir sexuel et un état de détente où s’atteint l’équilibre, c’est-à-dire l’homogénéisation de toutes les tensions. Cet état final d’entropie est, selon Freud, à rapprocher de l’état de la matière inorganique qui a précédé toute vie, et par conséquent tout désir et tout instinct. La « petite mort » du plaisir n’est pas différente de la mort en tant que telle, c’est-à-dire de l’état inorganique de la matière où toutes les tensions sont résolues parce que la vie même, faite de ces tensions, est supprimée.

Au-delà de la discussion technique sur la question de savoir quel est le nombre des instincts selon Freud, et s’il faut ou non identifier (avant ou après 1920) instincts sexuels et instincts du moi, c’est-à-dire libido et instinct de conservation, il paraît plus important de constater que, pour Freud, on ne saurait séparer le désir et la mort, Éros et Thanatos : le désir comme visée du plaisir est en même temps visée de la mort, c’est-à-dire mouvement aveugle et irrésistible vers l’équilibration, le dépassement et la suppression de toutes les tensions. Sur la base d’une telle naturalité du désir, qui poursuit sa propre suppression pour atteindre à la satisfaction suprême et à ce Nirvana qui est bien plus (comme chez les Hindous) extinction de la soif que jouissance illuminée, on comprend que le conflit entre le désir et la société soit radical. Car la société se donne ; elle-même comme cette globalité institutionnelle qui tend à se poser dans l’existence au-delà même du destin des individus et de leurs instincts. Il n’y a donc pas d’autre issue pour elle que de combattre par tous les moyens ce pouvoir destructeur de la sexualité qui se révèle comme un désir de mort.

Et la mort qui est ici visée par le désir n’est pas seulement la sienne propre. On sait en effet que, par une dialectique interne, l’instinct de mort peut se détourner du moi pour se reporter par projection sur l’objet d’amour : le désir de la propre mort devient chez Freud le désir de la mort de l’autre lorsque cet autre est en relation de désir avec le moi. Le masochisme primaire se transforme en sadisme, l’amour se donne à la fois comme amour et comme haine, et l’ambivalence de la libido (à la fois destructrice et créatrice de société) se développe en ambivalence de l’amour qui à la fois aime son objet et poursuit sa mort. Ce n’est donc pas seulement sur le plan institutionnel ou par simple métaphore que l’on doit dire que le désir est meurtrier : il l’est pour Freud, au sens rigoureux du terme. C’est qu’il est l’inversion et la projection hors de soi de ce désir de mort qui constitue la poursuite du plaisir sexuel. C’est donc à sa sauvegarde existentielle et non pas seulement institutionnelle que doit travailler la société, en dressant contre le désir des barrières toujours plus infranchissables, c’est-à-dire des interdits toujours plus terribles et toujours plus sacrés.

C’est ici que refoulement et culpabilité se donneront comme les armes les plus efficaces que la société ait pu forger contre le désir et son pouvoir universellement destructeur.

On le voit enfin avec évidence : c’est de la répression qu’il s’agit. Elle est la condition de survie de la société comme telle, puisque c’est par la répression que la société s’oppose à la généralisation du meurtre en installant dans l’individu lui-même ces barrières que sont la culpabilité comme sentiment et le refoulement comme processus. Selon Freud, la libido doit être réprimée et refoulée si l’on veut que le désir de l’individu renonce à mettre en danger l’existence de la société par le meurtre sadique, et les structures institutionnelles par l’amour œdipien. La société doit être répressive si si elle veut que l’individu renonce à réitérer indéfiniment ce meurtre originel et érotique du Père, meurtre où se donnaient à lire toutes les forces explosives et antisociales de la pulsion.


Or le travail répressif de la société obtient, selon Freud, des résultats qui dépassent la simple sauvegarde physique d’un groupe social. On sait qu’est à l’œuvre ici une espèce de travail civilisateur. La culpabilité et le refoulement, s’ils ont réussi à détourner de leur but meurtrier les instincts sexuels, n’en ont pas pour autant détruit l’énergie, qui est à penser comme une force biologique et matérielle. Un courant détourné n’est pas supprimé, et le but visé, s’il est reporté, ou retardé ou différé, n’est pas non plus supprimé : ici intervient un travail quasi chimique de sublimation, qui fait subir à l’énergie détournée et refoulée une transformation telle qu’elle sera utilisable encore, mais sous une autre forme et à d’autres fins : la sublimation, comme spiritualisation masquée de l’énergie sexuelle détournée de son but, va devenir l’origine de la civilisation.

En quoi consiste ce travail de civilisation ? Tout d’abord en une utilisation des énergies destructrices au service de la maîtrise de la nature. L’agressivité détournée de son but par la pression sociale devient l’origine du travail civilisateur et du développement des techniques.

Ensuite et surtout, ce travail consiste dans l’élaboration d’une « morale » dont le Sur-Moi va devenir à la fois le lieu, l’instrument, et le médiateur. Car c’est comme « conscience morale », c’est-à-dire travail répressif de la culpabilité contre le désir, que se donne concrètement à l’individu l’exigence sociale. Freud affirme que plus l’instinct de mort a été désamorcé et délesté de son agressivité à l’égard de l’autre, plus il s’est investi dans des tâches positives qui viennent conforter la positivité érotique unificatrice, et plus cet instinct de mort se retourne avec force contre le moi lui-même sous la forme de l’exigence morale et de la culpabilité.

La rigidité de la conscience morale, ou, plus élémentairement, l’existence même d’une conscience morale limitatrice et frustratrice, est donc la première et peut-être la plus significative des activités répressives de la société; par la médiation de l’éducation, la société construit dans l’individu l’appareil répressif du Sur-Moi dont la tâche essentielle consiste à détourner la libido de ses buts érotiques objectivement destructeurs pour la soumettre à des activités socialement utiles. A l’aide de l’instinct de mort, la libido est ainsi transformée en instance d’autosurveillance. Ce qui d’abord est ainsi combattu par le Sur-Moi civilisateur, ce sont les puissances du Ça concrètement, il s’agit de la sexualité perverse polymorphe. Gratuite, informelle, inutile, elle exprime le moment le plus socialement dangereux de la libido, celui ou elle se prend pour son propre but et sa propre fin. Sa répression morale aura pour tâche de soumettre la libido d’une part à des tâches reproductrices et d’autre part à des tâches culturelles. Le Sur-Moi, délégation de la société au cœur de l’individu, réprime donc sa libre sexualité primitive pour le contraindre à travailler à une double reproduction : reproduction génitale de la famille patriarcale monogamique et reproduction culturelle des normes et des modèles sociaux destinés à garantir la permanence du groupe, par la permanence de ses institutions.


Au terme de cette première analyse, nous pouvons d’abord constater une étrange symétrie entre la pensée de Stirner et celle de Freud : tous deux, finalement, opposent un moi (égoïste ou libidinal) à des institutions sociales dont l’essence est répressive, et dont la finalité est la construction d’une société (ou civilisation) par le sacrifice des instincts vitaux de l’individu poursuivant d’abord spontanément son plaisir.

Comme Stirner, et à la différence des penseurs politiques tels que Max Weber ou Eric Weil, Freud n’oppose pas morale et politique, c’est-à-dire morale et société : bien au contraire, il les identifie. Il y a là comme la base des habitudes sociologiques les plus répandues aujourd’hui dans le sciences de l’homme. La « morale » est en effet pour Freud l’instrument répressif que forge la Société pour soumettre à son service les pulsions sexuelles. La « morale » est civilisatrice en ce sens qu’elle arrête, détourne, réoriente et reprend le désir sexuel pour en faire une puissance socialisatrice et culturelle. Mais cette « morale » n’a évidemment aucune autonomie : elle n’est rien d’autre que l’instrument forgé par la Société et placé au cœur de l’individu sous la forme du Sur-Moi, et, plus précisément, sous la forme d’une activité culpabilisante qui exprime par délégation les exigences institutionnelles.

S’opposent donc radicalement chez Freud comme chez Stirner l’individu singulier conçu comme désir, et la société globale conçue comme institution et civilisation : le résultat de cette opposition radicale et conflictuelle s’appelle aliénation chez Stirner et conduit logiquement à la révolte, tandis qu’il s’appelle culpabilité chez Freud, et conduit logiquement à la névrose.

Mais cette symétrie entre la pensée de Stirner et celle de Freud n’est pas une équivalence, c’est seulement une symétrie inverse : tandis que Stirner (d’une façon bien hâtive et peu élaborée) choisit la révolte du désir contre l’institution comme telle, Freud choisit au contraire de privilégier l’institution (quelle qu’elle soit) et de justifier la répression moralisatrice du désir par son utilité sociale.

Cette justification vaut pour Freud comme explication du tragique et de toute la souffrance humaine dont se paie la civilisation : elle ne vaut certes pas comme constat satisfait d’une réalité harmonieuse. Freud insiste sur ce prix à payer, et sur la signification tragiquement désespérée de la condition de l’homme civilisé : ne pouvant revenir en arrière, il est essentiellement marqué par la souffrance issue de la castration (comme peur ou comme menace), de la répression morale de ses instincts les plus profonds, de la présence inéluctable en lui du désir de détruire et de la soumission indépassable à des Institutions qui le structurent et le modèlent de la naissance à la mort. Individu et société s’opposent alors radicalement, non pas dans un combat dialectique ou politique, mais dans une perspective naturaliste-génétique qui est celle du devenir de la Civilisation.

C’est du sacrifice de son bonheur, bien entendu, que l’individu désirant paie cette histoire et l’on peut affirmer que cette dichotomie tragique du Désir et de l’Institution est assumée et affirmée par Freud avec une force qui vaut comme prise de position. Non seulement Freud construit une interprétation psychosociologique du malheur individuel dans la société moderne, mais encore il laisse entendre que cette situation de malheur est à la fois irréversible et utile. A la limite, tout se passe comme s’il était bon que le désir ait eu à sacrifier sa double exigence de mort et d’immortalité pour se mettre au service d’un développement utile de la Société. Ce tragique n’est certes pas dépassable, puisque dans la Civilisation elle-même subsistera toujours le désir de mort et de guerre, mais au moins est-il susceptible d’être intégré à la conscience. Devant renoncer à son illusion de changer le monde, puisque sont inéluctables et l’instinct de mort, et le pouvoir répressif du Sur-Moi-Institution, devant donc renoncer aux illusions de l’action politique et des promesses de liberté, le savant et l’homme lucide se consacreront toujours plus à la recherche et à la compréhension, c’est-à-dire au travail civilisateur d’une part et au travail thérapeutique d’autre part. Mais tout cela sans illusion, et après avoir compris, et donc admis, que, sur la base de l’opposition entre instinct désirant et institution civilisatrice, le bonheur d’une part et la vie sociale d’autre part sont rigoureusement exclusifs. Et la vision de Freud n’est finalement si tragique et si opposée à la pensée de Stirner que parce qu’elle se donne comme un appel à la résignation : pour le service de la Civilisation (et sans que le le pire soit jamais sûr), il faut décidément renoncer au bonheur.


Le dilemme qui opposait (et oppose encore chez les idéalistes) la politique et la morale est donc certes dépassé et supprimé dans la perspective tragique de Freud : mais ce dépassement n’est pas l’instauration d’une nouvelle conception de l’action puisque, bien au contraire, l’accent est mis sur l’impossibilité d’une action politique quelconque qui serait capable de changer l’ordre social, ou d’une action éducatrice et thérapeutique qui serait susceptible de guérir réellement l’humanité de ses angoisses. (On connaît les trois impossibles énoncés par Freud : gouverner, éduquer, guérir.) Tout se passe plutôt comme si le primat était donné à une science psychologique et sociologique qui aurait pour tâche de rendre compte de l’action collective sur l’inconscient individuel, et de justifier par là une espèce de pesanteur sociologique aussi immobile que tragique, aussi funèbre que glacée.

L’Avenir d’une illusion rejoint le Malaise dans la la Civilisation. Le pessimisme de Freud est en même temps l’exclusion d’une action politique qui pourrait être efficace, ou d’une transformation morale qui pourrait être libératrice.

Éclairée d’une lumière tragique d’impuissance morale et politique, vouée à la saga du conflit inexpiable entre le désir et l’institution, on peut dire que la psycho-sociologie de Freud paraît bien être, en son fond confusément exprimé, une théorie justificatrice de la domination.

Une analyse plus détaillée de la théorie de la horde primitive et du meurtre du père avec retour culpabilisant du refoulé justifierait amplement notre interprétation. D’une façon plus générale, la mise en place de la famille patriarcale, telle qu’elle est décrite par Freud et appuyée par lui sur la prohibition et le refoulement du désir d’inceste, la description des mécanismes de défense et des transformations instinctuelles dans la constellation familiale, avec la soumission nouvelle des instincts non plus à l’autorité culpabilisante du père, mais à la domination rationnelle de l’institution, toutes ces analyses ne font que consolider l’inspiration tragique de la pensée de Freud où s’opposent irrémédiablement (si l’on veut passer des « fantasmes » du plaisir au sérieux de la « réalité ») les promesses de bonheur auxquelles il faut renoncer et la domination sociale qu’il faut reconnaître.

(Robert MISRAHI : Ethique, politique, bonheur)

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