Introduction

1. Les années 90 se caractérisent par une sorte d’effondrement généralisé des empires et des idéologies. Sur le plan politique et historique la destruction du « mur de Berlin » en Europe et la déroute de l’armée irakienne au Moyen-Orient ne sont que les plus apparents symboles de l’effondrement progressif du système économico-politique de l’empire communiste, et des mouvements totalitaires qui, inspirés du nazisme chez certains groupes arabes (Al Quaida, Hezbollah, et d’autres), s’appuient mensongèrement sur l’Islam pour conduire une trop classique politique de conquête. Totalitarismes et impérialismes, s’ils ne disparaissent pas, reculent, changent de noms, ou se masquent derrière les formes modernes de la puissance financière et industrielle. Quoi qu’il en soit, l’effondrement manifeste des impérialismes les plus grossiers et des censures les plus rigoureuses laissent apparaître les résultats : le désastre de l’économie marxiste, la misère des peuples pourtant producteurs de pétrole, le délabrement de la vie quotidienne et du milieu naturel dans les nations du Tiers-Monde soumises à des gestions népotiques ou archaïques, ainsi qu’à d’absurdes guerres civiles au sein de la famine et de la désertification.

Sur le plan idéologique, les ruines sont aussi considérables, et cependant assumées avec sérénité. L’inaptitude du marxisme à rendre compte de l’histoire effective des peuples ou du fonctionnement intégral du capitalisme; son inaptitude à organiser sur le long terme une économie communiste ou socialiste, son inaptitude à comprendre ou à partager les aspirations réelles des individus et des groupes, toutes ces inaptitudes, sont certes mises en évidence par la presse, mais n’inspirent aucune étude critique qui, chez les anciens communistes, serait radicale et de bonne foi. Nul, parmi eux, n’a le courage de reconnaître le lien qui existe entre l’idéologie de la dictature du prolétariat et la ruine des libertés et des économies en Europe de l’Est et en U.R.S.S.: seuls les peuples expriment ce lien par leur révolte, mais nul théoricien marxiste ne réfléchit sur cette crise majeure qu’est l’effondrement des espoirs marxistes. Il faut lire Alain Minc ou Hanna Arendt pour commencer à comprendre ce qu’est une politique totalitaire de démence ou une économie illusoire. Mais ces travaux, s’ils éclairent les ruines, n’en expliquent pas l’origine. Nous reviendrons sur ce point. Quoi qu’il en soit, il reste que, en dehors des marxistes, l’effondrement de l’idéologie marxiste, c’est-à-dire la dissolution progressive ou violente de l’utopie matérialiste, est partout reconnu: mais ce sont approximativement les quatre cinquièmes de l’humanité qui sont réduits à la misère et au délabrement par une idéologie dont on se borne en fait à reconnaître simplement qu’elle est caduque.

La situation de la psychanalyse n’est pas aussi dramatique, mais l’affaiblissement de son prestige exprime une crise qu’on sait profonde. Derrière une critique généralisée du langage artificiel et précieux, puérilement ésotérique et en fait gravement appauvri et mécanisé, se cache (nous ne dirons pas : « s’occulte ») une crise théorique qui conteste et concerne, bien que d’une façon encore timide, les fondements même de cette thérapeutique qui, se voulant doctrine totale de l’homme, s’est, elle aussi, transformée en idéologie. C’est à ce titre qu’elle menace ruine.

La psychanalyse dite sauvage n’est qu’une application de schèmes stéréotypés à des êtres et à des situations caricaturalement simplifiés, et ces stéréotypes ne sont eux-mêmes (tels le refoulement ou la censure) que des conventions opératoires destinées à lever, à moindres frais, les difficultés qui constituaient précisément le problème à résoudre ou le phénomène à comprendre. Lorsque la psychanalyse tente de dépasser ces stéréotypes, elle laisse entier les problèmes méthodologiques de la thérapie (le « transfert » valant comme mot-Sésame) ou les problèmes épistémologiques de la doctrine (le concept d’inconscient, par exemple, restant à la fois le plus universellement admis par les analystes, et le plus rationnellement rebelle à toute explication, valant dès lors bien souvent comme dogme salvateur).

La doctrine psychanalytique menace donc ruine dans l’exacte mesure où elle doit finalement renoncer, comme le marxisme, à toutes ses ambitions théoriques, et à la plupart de ses ambitions pratiques : nous pourrions dire que « de la cure » psychanalytique subsiste, que des thérapeutes sont encore en exercice, mais au milieu d’un champ théorique dévasté, où l’avenir est si sombre que certains théoriciens en sont réduits à disputer sur la validité juridique d’un héritage dont on ne sait plus lire ni la lettre ni l’esprit.

A côté du marxisme et de la psychanalyse, est également en crise profonde la doctrine de Heidegger. Certes, pas plus que les anciens marxistes, les anciens heideggeriens ne se remettent en question : l’inscription prise au Parti National-Socialiste, par l’auteur de L’Être et le Temps, est rarement évoquée. Les critiques qui adoptent le point de vue politique, n’entrent pas dans la doctrine (sauf peut-être H. Meschonnic, passé totalement sous silence), mais ceux qui pensent entrer dans la doctrine n’entrent pas dans la politique, et ne voient pas le lien interne qui unit la doctrine (celle de la mort et du destin « historial » du peuple allemand, p. ex.) à la politique (non seulement l’adhésion au parti nazi, mais le quitus accordé au Führer, la critique de la démocratie, et le silence sur les camps de concentration et l’antisémitisme).

Parfois, cependant, la stupeur : durant cinquante années, c’est-à-dire depuis l’après-guerre, l’idéologie dominante en France fut cette doctrine d’un philosophe inscrit au Parti National-Socialiste, en même temps que la théorie marxiste tentant de justifier par le sens de l’histoire, la « pratique » du Goulag. Quelques écrivains ont su dire ou évoquer cette stupeur. Mais peu d’ecrivains, peu de penseurs, ont tenté, sinon de comprendre totalement (pour la combattre désormais), du moins d’éclairer cette étrange atitude de l’intelligentsia. C’est dire que peu d’études furent consacrées à la recherche de l’origine véritable de toutes ces ambiguïtés, recherche d’origine indispensable à la mise en place ultérieure d’un projet d’action claire et de reconstruction.

2. Cet effondrement des idéologies dominantes, universellement reconnu dans les faits sinon dans les déclarations, et universellement manifeste dans le délabrement de la société objective et l’immobilisme de la culture médiatique, cet effondrement, considéré selon une perspective moins générale, peut valoir en partie comme une justification rétro-active de nos travaux. Qu’il s’agisse de notre critique de l’antisémitisme de Marx, ou de notre critique de la philosophie tragique par notre doctrine du bonheur, qu’il s’agisse de notre doctrine du désir, dans Éthique, Politique, et bonheur, ou de notre conception des tâches et de la nature de la philosophie dans Lumière, Commencement, Liberté, tous nos travaux antérieurs se sont toujours situés en dehors des courants dominants et des chapelles établies. Ils ont toujours manifesté notre souci permanent de la conscience et de ses actes. Commencés par une réflexion sur le commencement et le fondement de la philosophie (ainsi que sur l’indispensable conversion réflexive) ils s’étaient poursuivis par une recherche eudémoniste sur les fins de l’action, c’est-à-dire sur les finalités existentielles de la conscience et du désir, notamment dans les Actes de la loie.

En apparence, ces travaux se situaient en marge de l’actualité politique et philosophique, cette marginalité hors-clan pouvant apparaître comme une marginalisation. Mais si le fils d’émigrés turcs devenait le lieu d’une pensée philosophique librement exprimée au sein de la culture française, sa marginalisation, non pas sociale mais culturelle, ne constituait pas un phénomène objectivement significatif, exprimant par exemple la contestation de la culture dominante par une réflexion individuelle hors norme, et totalement libre.

En réalité, ces travaux (dont nous n’avons pas à juger de la valeur intrinsèque) concernaient non pas les marches du pays de la culture, mais le lieu le plus central du domaine de l’être : la conscience et ses actes. Nous étions déjà, dans ces travaux, beaucoup plus fils de Descartes, que fils d’un ouvrier tailleur juif, turc et émigré.

Nos travaux sur Spinoza (un autre « marginal », par rapport aux idéologies dominantes de l’époque) expriment également ce même souci de la conscience et de ses actes, puisqu’ils répondent à la question de savoir comment, dans le passé de la philosophie dite classique, avait été envisagée la possibilité d’une doctrine qui aurait englobé la totalité de l’existence humaine (comme réflexion et comme désir) et exploré les conditions de sa joie concrète, de sa satisfaction intellectuelle, et de son être comblé. Il s’agit toujours, là encore, de la conscience et de ses actes.

3. Il est clair cependant que cette manière de justification d’une philosophie de la conscience et de la Joie, par les échecs empiriques et extérieurs des philosophies tragiques ou déterministes, ou bien des idéologies totalitaires, n’est pas une justification suffisante. La confrontation avec les échecs de l’envi ronnement politique et culturel resterait pragmatique si elle représentait à elle seule toute la preuve, ou tout le principe de validation, et elle se réduirait en fait à la méthode empirique et aveugle des essais et des erreurs. La seule validation recevable d’une philosophie (qui est toujours aussi recherche de la vérité) est une validation interne, telle que, précisément, nous la proposions dans notre doctrine de la vérité et de sa fondation par un cogito réitéré, ou second commencement réflexif.

La confrontation de notre propre chemin et de la culture objective ne vaut donc pas comme critère de vérité, ni même comme seconde fondation, mais comme une sorte de signal positif et d’encouragement à la poursuite et à l’approfondissement de cette recherche commencée il y a une trentaine d’années, au milieu des tâches d’enseignement et des combats politiques de l’immédiat après-guerre. Nous avions eu raison de n’avoir jamais été ni marxiste ni heideggerien, mais cet état de fait vaut, non pas comme une validation de vérité (celle-ci ne saurait être qu’interne et réflexive), mais comme un appel à la poursuite de nos travaux, et à la confiance du lecteur. Nul ne doit reculer devant l’austérité apparente et la patience nécessaire à l’accomplissement entier des tâches de la réflexion.

4. Comment se présente aujourd’hui, pour nous, cette tâche ? En quoi consiste aujourd’hui, une participation à cet accomplissement entier?

Si l’on opère une confrontation non plus simplement heuristique mais surtout problématique entre l’état de désastre objectif des sociétés et des cultures anciennement dites progressistes, et une philosophie comme celle que nous défendons, qui est une philosophie de la conscience et de la joie, il peut sembler au premier abord que la question centrale est celle désormais de la possibilité: une philosophie de la joie est-elle aujourd’hui possible ?

Certes, cette philosophie existe comme telle et, quelle que soit la discrétion de ses résultats, eu égard au fracas médiatique des philosophies dites du langage, ou de la prise du pouvoir, ou de l’inconscient, ou de la mort, cette existence revêt une signification objective et vaut au moins comme expression d’un désir, comme déploiement d’un contenu, expression et déploiement qui, loin d’être solitaires, rencontrent bien au contraire un intérêt croissant chez un public d’étudiants et de chercheurs toujours plus concernés.

Il n’en reste pas moins vrai que la question demeure de savoir si cette philosophie eudémoniste est pratiquement et intégralement réalisable. La situation qui semble être universellement celle de toute philosophie, est en fait ici fort singulière : car le grand nombre peut fort bien reconnaître (comme chez Platon) un idéal qu’il estime irréalisable en sa perfection, ou accomplir (comme chez Kant) son devoir quotidien sans être en mesure d’atteindre la sainteté, ou avouer (comme chez Nietzsche) une volonté de puissance qu’il dénonce tout en la pratiquant, ou militer (comme Marx) dans un parti politique pour soutenir une appropriation des moyens de production, sans avoir à respecter les libertés formelles, ou se consacrer à une cure analytique sans avoir à en justifier l’efficacité, ou (comme chez Heidegger) préparer solitairement sa propre mort en s’engageant dans un groupe nazi. En toutes ces actions, il y a comme une relative cohérence entre une pratique incomplète et confuse et la théorie qui l’inspire ou la justifie, et donc un passage relativement facile de l’une à l’autre.

Au contraire, la situation est totalement différente pour la philosophie de la joie que nous préconisons nous y disons à la fois l’extrême exigence (comme désir de la joie parfaite et du Préférable absolu) et la possibilité de sa réalisation totale (grâce à une doctrine difficile de la liberté réflexive et seconde). Comme Spinoza, nous estimons qu’est pleinement réalisable l’identité de la perfection véritable et de l’existence authentique.

C’est ici que se pose la question : cette philosophie (qui implique bien évidemment la pratique de la philosophie elle-même comme partie constituante de cette finalité globale qui est le Préférable comme liberté heureuse) est-elle accessible au plus grand nombre, la modalité existentielle qu’elle propose est-elle réalisable, sinon par tous, du moins par ceux qui le désirent?

Certes, nous avons déjà tenté de répondre à cette question de la possibilité du Préférable aussi bien sur le plan personnel et existentiel que sur le plan politi-que. Mais la situation de désastre et d’effondrement que nous évoquions plus haut rend la question plus urgente, et accroit l’exigence d’une réponse qui soit à la fois plus rigoureuse et plus féconde encore que celles que nous avons déjà proposées. C’est dire qu’il y a lieu de reprendre à un niveau paradoxalement plus élevé et plus approfondi à la fois, l’examen de cette question des conditions de possibilité d’une doctine de la joie comme conscience comblée.

5. D’une façon plus précise et plus synthétique, cette question pourrait être ainsi formulée: dans la situation de crise généralisée qui est aujourd’hui la nôtre, crise qui ne concerne plus seulement la philosophie (comme nous le disions dès 1969) mais encore la société politique, civile, et économique, quels sont les pouvoirs des individus en tant qu’ils sont des consciences? Mieux dit: quels sont, aujourd’hui, les pouvoirs du sujet ?

Loin que l’étendue et la gravité de la crise sociale rendent caduque la question des pouvoirs du sujet, c’est au contraire parce que cette crise est profonde et universelle que la question du sujet émerge désormais comme l’urgence majeure, sinon même comme le seul commencement véritable d’une solution de la crise. Car enfin, ne sont-ce pas les doctrines massives du déterminisme historique, ou du destin tragique de l’humanité, ou de la puissance irrépressible de l’inconscient, ou de l’inexistence des sujets dans les textes ou les institutions objectivement produits; ne sont-ce pas toutes ces doctrines qui ont, sinon provoqué, au moins rendu possible le désastre et l’effondrement? Ne sont-ce pas ces doctrines négatrices du sujet qui ont, sinon favorisé, du moins libéré les forces objectives ou les volontés humaines qui ont conduit le Tiers-Monde et la moitié de l’Europe au délabrement et à la misère physique, intellectuelle et morale?

Si donc les doctrines objectivistes n’ont pas été en mesure d’opposer le moindre obstacle ou la moindre résistance au déferlement du désastre, pour ne pas même les accuser de complicité ou d’activisme dans ce désastre, il est clair que notre insatisfaction, ou notre révolte, doivent reprendre la question des pouvoirs du sujet avec un sentiment toujours plus vif de l’urgence de la situation, et de la responsabilité du philosophe. Et là réside le sens de la crise, telle que nous l’appréhendons : c’est précisément parce que les doctrines objectivistes sont non pas certes les causes avérées, mais au moins les phénomènes antécédents et contemporains du désastre, qu’il devient impérieux d’examiner au moins les titres d’une doctrine du sujet qui souhaiterait, dans le champ de ruines, apporter sa pierre à la reconstruction.

C’est en ce sens que nous pourrions parler d’une répétition de notre propre question, c’est-à-dire d’une reprise plus riche et plus approfondie de la question des pouvoirs du sujet, question qui, posée à un niveau plus élevé (plus grave et plus approfondi, plus minutieux et plus vaste) devient la question, non pas seulement des pouvoirs de la liberté, mais plus fondamentalement la question de la nature même du sujet. Il s’agira donc pour nous d’approfondir la description des structures du sujet, c’est-à-dire la description de ces actes qui constituent la nature et la substance même du sujet comme tel : seront alors rencontrées, bien entendu, la question des rapports entre le sujet et son désir, et, plus généralement la question des rapports du sujet avec lui-même, avec les autres et avec le monde.

6. On connaît l’importance (certes relative) de cette question du sujet dans la pensée contemporaine. Un colloque lui a été consacré, les actes de ce colloque ont été publiés. Notre souci du sujet, dont on a vu qu’il n’est pas une innovation de circonstance par rapport à nous-mêmes, n’est pas non plus une innovation par rapport à la culture contemporaine. Mais cette convergence ne vaut que pour la forme : le terme de « sujet » est partout présent chez les moralistes comme Levinas, chez les psychanalystes, comme Lacan, ou chez les déconstructionnistes comme Derrida. Mais il ne s’agir que d’un mot : la chose, quant à elle, est détruite ou niée par ces mêmes doctrinaires, comme nous le verrons dans le détail plus loin.

Au-delà d’une convergence formelle avec nos contemporains, existe donc une divergence radicale quant au contenu : pour nous le sujet est une réalité, il est une réalité active, et cette activité est à la fois fondatrice et créatrice. Les contemporains, qui se sont privés bien hâtivement de ce concept à la fois second et originaire qu’est le sujet, sont dans l’incapacité absolue de comprendre ce qui est en train de se produire, ou plutôt de s’effondrer, sur les plans politique, historique et culturel. Parce que leur préoccupation du sujet reste le plus souvent incomplète et inachevée, ils sont contraints de se satisfaire de quelques idées anthropologiques caricaturales pour rendre compte des mouvements imprévus de l’histoire, ou des ressources apparemment paradoxales des individus. Pour les uns, le sujet n’est qu’un inconscient impotent, puisqu’il est insensible à la contradiction et tout entier pris dans l’imaginaire et le plaisir : comment s’opposerait-il à Auschwitz ou à Babi-Yar ? Pour les autres le sujet n’est qu’une transcendance fantomatique et illusoire qui serait bien en peine de fonder quelque valeur ou quelque action que ce soit : comment s’opposerait-il en outre à la violence capitaliste, religieuse ou totalitaire ? Pour d’autres enfin, le sujet n’est qu’une abstraction intellectuelle qui devrait céder le pas aux révélations de la religion et des textes sacrés, laissant par conséquent le monde aller comme il va, et tentant seulement de le condamner et de le réformer par l’efficacité d’une âme hors nature.

Nous examinerons de près quelques-unes de ces doctrines contemporaines du sujet; mais nous pouvons déjà par cette esquisse préliminaire, comprendre le sens de la tâche que nous nous sommes fixée : il s’agit pour nous de comprendre (et d’essayer de montrer) que si les doctrines massives et réalistes, non seulement n’ont pas su ni voulu s’opposer à la violence de l’histoire contemporaine, mais encore ont voulu et su s’imposer à la connaissance et à l’adhésion des esprits contemporains, c’est en raison même de la faiblesse des doctrines du sujet qui leur étaient opposées. Nulle doctrine de la conscience n’était assez puissante, semble-t-il, pour convaincre les esprits et combattre ces doctrines objectivistes, nulle doctrine du sujet par conséquent n’était assez puissante, assez structurée, et assez soutenue pour devenir non seulement une arme critique contre les doctrines massives et anti-humanistes, mais encore une arme de combat dans la lutte pour la liberté et, disons-le, pour le bonheur. Ces buts semblent bien être cependant toujours et encore, l’enjeu central de l’histoire du monde et de l’histoire individuelle.

Reconnaître, au cœur du désastre, et dans les champs de ruines, le primat de cet enjeu radical (nous allions dire : resplendissant), c’est ipso facto reconnaître la responsabilité du philosophe : c’est elle qui lui impose un examen approfondi de la question du sujet, examen qui doit revêtir comme sens et comme finalité concrète ces contenus simples et substantiels dont la philosophie contemporaine semble vouloir se détourner : la liberté et la joie.

Seule une telle doctrine concrète du sujet serait en mesure de fonder et de promouvoir une action objectivement et réellement libératrice, seule une telle doctrine serait en mesure, à tout le moins, d’opposer une résistance aux doctrines chosistes qui niant l’existence et l’efficacité du sujet, dépouillent à l’avance de leur efficacité et de leur signification toute action individuelle ou politique, toute intervention personnelle ou collective, toute lutte contre l’horreur et la violence.

Pour répondre à cette responsabilité par la « répétition », c’est-à-dire en fait la réitération de la question à un niveau plus élevé d’intensité, nous tenterons de porter plus loin nos propres analyses antérieures, mais nous tenterons aussi de situer avec précision cette question du sujet dans son historicité philosophique. Nous serons ainsi amenés à rendre justice à nos prédécesseurs (trop souvent passés sous silence aujourd’hui, tels Buber ou Berdiaeff, Lavelle ou Kierkegaard) dans et par le seul mouvement de l’analyse des problèmes et des contenus. Notre perspective, strictement immanentiste, athée et réflexive, strictement humaniste, ne sera jamais dogmatique et fermée à l’apport décisif de tel ou tel esprit religieux, de tel ou tel texte juif ou chrétien. Dans cette partie historique (le présent ouvrage qui devrait à la fois éclairer et introduire notre propre doctrine, objet d’un prochain travail), nous nous limiterons cependant au XXe siècle, exception faite d’une indispensable analyse de la subjectivité existentielle chez Kierkegaard.

7. Cette référence à la pensée contemporaine du sujet permet de mettre en évidence un paradoxe qu’il nous appartiendra de lever dans le cours de notre travail, et cela d’une façon plus directe et plus approfondie que nous ne l’avons déjà fait ailleurs.

Ce paradoxe consiste dans le cercle apparent où tomberait la philosophie lorsqu’elle tente de se fonder sur un commencement véritable : car ce commencement de la philosophie est le sujet lui-même, et pourtant ce sujet est le plus souvent précédé par des philosophies qui sont elles-mêmes soit des doctrines du sujet, soit des doctrines ayant déjà posé le probleme du fondement de la philosophie. Il semble qu’il y ait là un cercle réflexif.

Ce paradoxe, dont nous montrerons qu’il n’est quapparent, revêt en réalité une double signification : il souligne (il « pointe », dirait la langue de bois contemporaine) une structure constitutive du sujet lui-même qui commence toujours à soi tout en étant situé dans un monde qui l’a précédé; il souligne également la nécessité interne d’une réflexion méthodologique dès lors qu’on entreprend une description du sujet. L’analyse réflexive d’un être dont la structure est réflexive implique qu’on réfléchisse auparavant ou en même temps sur la validité « épistémologique » de cette réflexion. Notre apparent paradoxe permet donc de comprendre pourquoi, dans une description du sujet plus que dans tout autre forme de connaissance philosophique, la méthode et la doctrine sont si étroitement liées qu’il n’est pas possible de traiter de l’une sans évoquer l’autre. Nous consacrerons un chapitre à l’élucidation de cette implication réciproque de la doctrine et de la méthode. Disons seulement que le cercle réflexif n’est un paradoxe qu’en apparence.

En effet, le commencement de la philosophie est coujours à la fois un acte premier, puisqu’il est opéré en première personne par un sujet qui entreprend de réfléchir par lui-même et sous sa propre autorité, et un acte second, puisque ce sujet redouble sa propre pensée spontanée, mais aussi la pensée réflexive des philosophes et des penseurs qui l’ont précédé. Ainsi par exemple je réfléchis sur les actes de réflexion de Descartes, ou sur mes propres actes de pensée, opérant ainsi un second commencement, un acte fondateur premier qui est sans contradiction un redoublement réflexif.

Nous avons en outre fait dans Lumière, Commencement, Liberté la critique des pseudo-commencements chrono-logico-ontologiques, de style platonicien, et la critique des négations hégéliennes de toute forme de commencement.

8. Libérés ainsi du faux problème chronologique du commencement de la réflexion (celle-ci en réalité commence toujours à elle-même) nous pourrons aborder une première tâche d’information : la question du sujet aujourd’hui est loin de se réduire à la doctrine sartrienne du pour-soi ou à la seule doctrine lacanienne de l’inconscient, ou encore à la négation radicale du sujet chez les déconstructionnistes ou chez les moralistes. Nous avons déjà évoqué un plus vaste contexte philosophique. Nous pourrons ainsi préciser les termes dans lesquels se pose aujourd’hui la question du sujet, en tentant d’éclairer ceux des problèmes qui, chez les existentiels et chez les phénoménologues, concernent les structures et les forces du sujet, c’est-à-dire la conscience et ses actes.

C’est l’ensemble des problèmes que nous avons évoqués jusqu’ici, qui formera la substance du présent ouvrage. Seule une telle mise au point historique et méthodologique de la question du sujet rendra possible le déploiement de l’analyse directe que nous proposerons ensuite.

9. Cette analyse, appliquant la méthode réflexive et phénoménologique que nous aurons auparavant définie, sera philosophique. Mais comme elle se voudra concrète, elle visera un certain idéal de totalisation et d’intégralité : c’est dire qu’en un certain sens elle sera également « anthropologique », dans la mesure où elle tentera de prendre en compte quelques uns des apports de la recherche contemporaine. Cette visée « anthropologique » ne cessera pourtant pas d’être philosophique. Mieux : peu à peu pourrait se déployer quelque chose comme une anthropologie philosophique, autre nom d’une philosophie qui se voudrait à la fois existentielle, intégrale, et réflexive.

Ainsi pourrait se réaliser le projet que nous avions déjà évoqué dans nos plus récents travaux. Qu’on nous permette de nous citer. Dans Les Actes de la Joie nous disions : « La phénoménologie en première personne décrit le sujet comme libre désir et comme réflexion fondatrice. Cette phénoménologie est existentielle parce qu’elle est opérée par l’existant pour l’existant, se saisissant comme sujet actif« . Et dans notre traduction de l’Ethique de Spinoza, nous disions : « Le sens du spinozisme rejoint ici la tâche d’une anthropologie philosophique : élaborer une philosophie de l’être comme existence désirante, articulée sur l’impératif unique, ‘bien agir et être dans la joie' ».

En tentant de réaliser ce programme (que nous n’évoquons que pour éclairer notre présent propos et marquer la continuité d’une recherche) nous constaterons la possibilité d’une philosophie synthétique qui, en décrivant plus systématiquement que jadis le suiet comme existence, comme réflexion et comme désir, réalise par son propre mouvement l’accord et la réciprocité des analyses réflexives et des analvses dites anthropologiques, c’est-à-dire l’accord de la réflexion sur soi et de la réalité dite empirique de ce qu’on appelle à tort un moi. La description du sujet comme désir et comme réflexion réalisera par son propre mouvement la philosophie comme « anthropologie philosophique », c’est-à-dire l’anthropologie comme philosophie.

En outre, cette philosophie réunifiée exprimera réflexivement l’unité retrouvée du sujet qui, ayant trouvé en lui-même la source de lui-même, rencontrera ipso facto le moyen de dépasser le morcellement de son corps, de sa personnalité et de ses valeurs.

10. Authentiquement philosophique et unitaire parce que réflexive, axée sur un sujet conscient et déployée par un sujet réfléchissant, cette « anthropologie » rencontrera sans artifice le problème éthique. En effet la conscience étant désir (nous nous serons prononcé sur l’inconscient d’une façon précise), et organisant son action désirante par valorisation, choix et actualisation, c’est par le déploiement même de la description du sujet que sera rencontrée la dimension éthique de l’existence, c’est-à-dire elle-même en tant que valorisation, choix, et actualisation. C’est donc par une logique interne, celle de l’unité et de l’homogénéité, que l’anthropologie philosophique devra définir et résoudre le problème éthique qui est celui de l’action. Cette anthropologie, dejà réflexive, se déploiera donc finalement comme une éthique, devenant ainsi pleinement philosophique. Et c’est d’un seul mouvement que l’analyse descriptive du sujet se transmutera en problématique existentielle, et que la description réflexive du désir se transmutera en analyse éthique et en description de valeurs. C’est qu’au centre de l’existence se trouvent aussi bien le sujet que le désir, et qu’une description exhaustive de ce désir par un sujet rencontre tout naturellement la question du sens du désir. Mais qu’est donc le désir sinon le désir du sens, et qu’est donc l’éthique sinon une réflexion sur le sens du désir? Ayant accédé à ce niveau, nous aurons à unifier le désir du sens et le sens du désir par un concept qui sera en même temps une expérience et une modalité existentielle : le concept d’être.

Bien entendu, relié comme il le sera à la réalité du sujet comme désir et comme réflexion, ce concept d’être revêtira un tout autre sens que celui qu’il reçoit dans la tradicion philosophique. Loin d’être une entité métaphysique, ce concept désignera précisément la modalité consciente et vécue, singulière et personnelle, selon laquelle se réalise en acte, pour l’individu, la finalité la plus intense et la plus dense à la fois qu’il puisse assigner à son désir, et à laquelle il accède dans les moments qu’on désigne pudiquement comme états de grâce, et que nous appelons le Préférable.

Dans cette progression réflexive qui vise simultanément l’unification de la personnalité, se réalisera donc l’essence philosophique de l’anthropologie, puisque celle-ci est une connaissance intégrale de l’homme, et que la philosophie est précisément cette même connaissance mais fondée sur une tout autre méthode, la méthode réflexive qui seule permet d’intégrer dans la description le sujet même qui la déploie.

Mais parce que tout a un sens, cette réalisation de l’essence philosophique de l’anthropologie est en même temps la réalisation de l’essence éthique de la philosophie. Si une philosophie désire se fonder elle-même, elle est forcément philosophie du sujet; mais si une philosophie du sujet vise à rendre compte de l’intégralité de ce sujet, elle devient necessairement problématique du désir et de l’action, c’est-à-dire à la fois philosophie de l’existence et philosophie éthique.

11. Si la philosophie et l’anthropologie philosophique s’unifient en débouchant sur la question éthique et en se fondant sur une doctrine du sujet, il est clair qu’elles sont également concernées par la politique puisque celle-ci est dans son essence une réflexion sur la vie et l’action des individus au cœur même des institutions. Le sujet comme individu conscient n’existe pas comme monade isolée mais comme être social et c’est dans le cadre d’une société donnée qu’il déploie son existence et son action. Aujourd’hui cette remarque est une évidence, sinon même un truisme.

Ce qui est moins évident est la façon dont on peut concevoir les rapports de l’individu et de l’institution d’une part, et les rapports des individus avec les valeurs poursuivies par la société d’autre part. Ces deux formes de relation n’en constituent peut-être qu’une seule puisque se pose alors la question de la nature des valeurs en général et des valeurs qui, en particulier, sont conjointement poursuivies par le groupe et par les individus.

La question fondamentale qui émerge est celle du rôle de l’individu dans l’élaboration et dans la réalisation aussi bien des institutions que des valeurs. Cette question est, elle aussi, à aborder dans une philosophie dont la méthode serait une phénoménologie intégrale (précisons que c’est ce que nous avons tenté de faire dans notre « Anthropologie philosophique » intitulée La Jouissance d’être. Le sujet et son Désir, Encre marine, 1996.

Mais l’action de l’individu est l’action d’un sujet, füt-il aliéné, confus ou ignorant. Il n’est donc pas possible de répondre aux nouvelles interrogations politiques de notre temps (en 2002) sans avoir auparavant élucidé la question du sujet, c’est-à-dire défini d’abord les problèmes soulevés par les plus importantes des grandes doctrines sur le sujet, sa nature et son pouvoir.

Si, après les attentats du II septembre 2001 à New York, l’inquiétude collective s’organise autour d’une réflexion sur les civilisations, les cultures, et leurs relations amicales ou conflictuelles, si l’inquiétude nouvelle, se référant souvent à des ouvrages et des études antérieurs aux événements cités, s’organise autour d’une réflexion fondamentale sur les valeurs et les cultures, il devient urgent et « vital » de comprendre ce que sont les valeurs et de comprendre enfin que toute interrogation pratique, éthique et politique doit d’abord s’appuyer sur un socle et un fondement premiers qui ne sauraient être qu’une doctrine du sujet. Faute de procéder dans cet ordre, l’empirisme philosophique et politique ne pourrait éviter le risque de tomber dans la complicité, la démission ou le cynisme.

Nous montrerons d’abord, dans le présent ouvrage, et par le détour d’une critique des doctrines traditionnelles, que le sujet ne saurait être ni une monade sans relation, ni une raison pure sans contenu quali-tatif, ni une passivité ontologique, ni une obéissance religieuse, ni une conclusion linguistique ou herméneutique. C’est seulement après une telle critique que nous avons été en mesure (dans notre ouvrage La Jouissance d’être) d’examiner directement les structures du sujet telles qu’elles nous apparaissent et qui nous autorisent à parler d’un Désir-sujet.

Fonder une éthique et une politique sur le sujet existentiel suppose la patience philosophique. Nous devons, par souci de rigueur, assumer la nécessité du long détour de la pensée par une réflexion sur le sujet fondateur avant d’être en mesure de répondre à la sollicitation de l’inquiétude commune par une doctrine politique des valeurs.

L’économie du long détour n’est certes pas inconcevable. Nous avons tenté en 1995, dans Existence et démocratie de mieux fonder la démocratie en l’appuyant non seulement sur la souveraineté populaire mais encore sur la poursuite individuelle du bonheur.

Mais cette démarche fondatrice de la démocratie veut à son tour être fondée sur une théorie rigoureuse de l’homme comme Désir de joie et comme aptitude à accéder au sens.

On le voit donc à nouveau : une doctrine politique qui se veut précise et concrète et non pas générale et abstraite est nécessairement appelée à se retourner vers un fondement existentiel qui ne saurait être que le sujet lui-même. Une politique dé mocratique et eudémoniste, comme l’éthique de la joie qui l’englobe et la justifie, ne sauraient constituer des systèmes solides de valeurs que si elles s’appuient sur ces Actes de la Joie que nous décrivions en 1987 (et 1997) et qui constituent le déploiement concret de la vie d’un sujet s’étant élevé au stade réflexif.

Mais l’anthropologie philosophique du sujet, fut-elle une théorie du Désir-sujet, n’est-elle pas bien éloignée des préoccupations et des inquiétudes contemporaines issues du terrorisme fondamentaliste et des croyances totalitaires qui le nourrissent? En fait, il n’en est rien. Les « forces sociales » et l’opinion empiriques n’ont certes jamais reconnu le rôle qu’il conviendrait d’accorder à la philosophie dans l’élaboration et la pratique politiques ; et il n’est certes pas question que le philosophe revendique le « pouvoir ». Mais l’on peut au moins reconnaître qu’une lumière de la réflexion non idéologique peut critiquer, juger, éclairer et orienter une action politique ne s’attribuant en apparence que des tâches gestionnaires et immédiates. Mais une réflexion authentique ne saurait faire l’économie d’une théorie préalable du sujet, de ses exigences et de ses pouvoirs. Libérée du dogmatisme négateur du sujet, la réflexion pourrait aisément reconnaître que les Lumières (non pas seulement celles de la Grèce antique ou du XVIIe et XVIIIe, à la fois eudémonistes et rationalistes), peuvent seules s’opposer à la barbarie qui, toujours, s’appuie sur le fidéisme et la croyance, sur le dogmatisme et le fanatisme. Non pas certes directement par le dialogue, mais en armant le combat par l’écriture et la parole réellement éclairées.

Les lumières de l’esprit sont celles du sujet réfléchi. Pour faire en sorte que les Lumières ne soient pas une simple conviction culturelle parmi d’autres, ou une proclamation de la bonne conscience, pour les faire apparaitre dans leur vérité qui est d’être cons. tamment un « commencement » et une seconde fondation de la pensée vraie par elle-même (ceci devant devenir valable pour l’humanité entière et non pas seulement pour l’Europe), pour passer de la conviction humaniste à la certitude philosophique et généreuse, les Lumières d’où qu’elles viennent, doivent nécessairement se fonder elles-mêmes comme vérité et s’appuyer par conséquent sur une théorie du sujet qui soit aussi une théorie du libre Désir.

12. Par cette même exigence, nous devons d’abord effectuer le long détour dont nous parlions et dresser une sorte de bilan critique de la philosophie du sujet telle qu’elle se présente aujourd’hui depuis cette fulguration que fut le cri lancé par Kierkegaard: « la vérité est la subjectivité ».

(Robert Misrahi, La problématique du sujet aujourd’hui)

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