LA RÉSURGENCE NON RÉPÉTITIVE DU SUJET ET LA DONATION DE SENS : EDMUND HUSSERL.

Portrait d’Edmund Husserl (Arturo Espinosa / Foter)

Lorsqu’on évoque aujourd’hui les doctrines du sujet on songe essentiellement aux philosophies de Descartes, Kant et Husserl. C’est ainsi que Paul Ricœur, dans son ouvrage Soi-même comme un autre introduit son propos par une critique de Descartes, qui exalterait indûment le sujet, par une critique de Nietzsche qui le nie radicalement, et par une évocation de Husserl. Nous reviendrons plus loin sur la doctrine de Ricœur lui-même ; ce qu’il importe de remarquer pour l’instant c’est que le plus important des théoriciens du sujet, aujourd’hui, est aussi celui grâce auquel nous avons une bonne connaissance de Husserl.

Que Paul Ricoeur soit aussi celui qui, avec Mikel Dufrenne, a introduit en France la philosophie existentielle de Jaspers montre assez que, pour la pensée contemporaine, une réflexion sur le sujet doit s’enraciner dans la philosophie phénoménologique et se sentir concernée par la philosophie existentielle. Il reste que, chez Paul Ricoeur, l’immensité de la tâche a conduit l’auteur à fonder sa doctrine du sujet sur une réflexion linguistique d’abord, puis phénoménologique ensuite, sans que, dans son dernier ouvrage, il soit fait référence à la philosophie existentielle.

C’est cette difficulté des relations entre phénoménologie et philosophie de l’existence qui explique à notre sens que la pensée contemporaine du sujet soit tellement morcelée. Mais une difficulté est l’invitation à l’accomplissement d’une tâche : il s’agit précisément, aujourd’hui, de rendre compte du lien qui unit l’existence concrète d’un individu et son statut de sujet.

Avec l’exemple de Kierkegaard, initiateur de la philosophie de l’existence, nous avons constaté que cette philosophie en son état premier, n’avait pas été en mesure d’exprimer l’unité à la fois réflexive et con crète de l’individu. Il manquait à Kierkegaard une doctrine suffisamment élaborée du sujet réflexif dans l’immanence de son existence concrète et humaine.

L’approfondissement de ce sujet réflexif et l’élaboration d’une doctrine bien structurée seront précisément l’œuvre de Husserl. Tout se passe donc comme si, dans la pensée contemporaine, l’ancienne position de la subjectivité kierkegaardienne face à la totalité systématique du hégélianisme resurgissait au vingtième siècle sous la forme du sujet husserlien. Certes, la phénoménologie de Husserl se réfère essentiellement à Descartes comme à son véritable commencement. La tâche que s’assigne le philosophe semble n’être d’abord que l’approfondissement du cogito cartésien, c’est-à-dire l’élucidation et la description toujours plus poussées des significations impliquées dans les actes de pensée ou « cogitationes ». Dans cette voie Husserl se réfère aussi volontiers à Kant et surtout à Leibniz comme à des prédécesseurs qui ont pensé comme Descartes l’activité du sujet mais n’ont pas conduit leurs investigations assez loin. — Mais la définition par Husserl de la lignée dont il est l’héritier montre seulement que son propos explicite est de fonder une philosophie de la connaissance. Nous reviendrons sur ce point qui constituera la critique majeure que nous adresserons à cette philosophie du sujet. Il reste que cette revendication d’héritage n’est peut-être pas suffisamment adéquate.

Si Husserl n’enracine pas sa réflexion sur une expérience ou un vécu existentiel qui seraient saisis dans leur spontanéité empirique, il est pourtant évident qu’il l’appuie sur une préoccupation concrète qui vaut comme inquiétude. Avant d’être le penseur du sujet de la connaissance, Husserl est le penseur de la crise. — C’est du cœur de la crise, pour la comprendre et la surmonter, que Husserl dégage la nécessité d’une fondation neuve et radicale de la pensée, cette fondation se révélant peu à peu elle-même comme l’élaboration d’une doctrine du sujet fondateur.

Quelle est cette crise? Quel est son sens? Aussi bien dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, que dans La crise de l’humanité européenne et la philosophie, Husserl est fort explicite et l’on connaît bien sa doctrine. La crise ne consiste pas dans l’incertitude de la pratique scientifique face aux valeurs morales et sociales qui seraient bafouées par la science; elle ne consiste pas non plus dans une incertitude quant à la validité des procédures méthodologiques par lesquelles s’établissent les lois. Elle consiste en l’absence de tout fondement radical de la conception et de la validation de la vérité. C’est cette absence de fondement qui entraîne le « réalisme » et le chosisme de la science, qu’il s’agisse des sciences de la nature ou de la psychologie. — Or le réalisme n’est qu’une attitude naïve et abstraite qui ne rend compte ni de la réalité effective en son être, ni des actes de la pensée rationnelle effectivement mis en œuvre dans la connaissance.

Husserl va plus loin encore : la crise ne résulte pas d’une confusion des sciences de l’esprit avec les sciences de la nature et d’une méthodologie indûment transposée de la nature à l’esprit. Elle résulte de l’absence d’une fondation commune aux deux modalités de la science: or une telle fondation est absolument exigible dès lors qu’on s’aperçoit que même les lois physiques ou mathématiques sont le résultat de procédures rationnelles qui exigent, pour être validées, qu’on ait au préalable défini les actes de la conscience qui posent un objet, une vérité, une loi.

Et c’est parce que l’exigence de fondation est radicale et unitaire que la crise de la conscience européenne est simultanément celle de la science et celle des valeurs. L’incertitude de la validité épistémologique s’accompagne d’une incertitude équivalente des valeurs et des idéologies (notamment en 1935, date de la conférence sur la crise de l’humanité européenne). Non que l’incertitude épistémologique produise la gratuité idéologique, mais l’incertitude (ou absence de fondement) épistémologique laisse se développer un rationalisme pragmatiste et utilitaire, aussi arbitraire que chosiste; c’est ce mauvais rationalisme qu’on retrouve dans l’arbitraire des idéologies et des valeurs de l’Europe des années 1930.

Pour Husserl c’est donc toute la culture européenne qui est simultanément en crise, et l’enjeu de cette crise est le sens même de l’humanité: ce qui avait fait l’originalité et la spécificité de l’Europe (née en Grèce avec la philosophie), à savoir la recherche désintéressée de la vérité dans une démarche à la fois ouverte et infinie, est désormais mis en danger par la crise contemporaine de la raison. — C’est de cette sensibilité à l’idée de crise que nous disons qu’elle est décisive pour la compréhension de la pensée de Husserl. Car c’est comme penseur de la crise que Husserl est à la fois le témoin angoissé de son temps et l’héritier involontaire d’une certaine espèce d’inquiétude existentielle. Non certes que Husserl soit concerné par les contenus effectifs de l’existence on sait assez que les disciples et les commentateurs du philosophe se sont bien souvent opposés à lui en déplorant que sa phénoménologie de la connaissance ne soit guère en mesure de se développer en phénoménologie existentielle comme ce sera le cas à travers les doctrines de Heidegger et de Sartre.

Mais si la doctrine de Husserl n’est pas une philosophie de l’existence, c’est pourtant bien à la gravité existentielle qu’elle se rapporte, et c’est à l’ordre de l’existence que ressortit le sentiment d’une responsabilité extrême de la philosophie que Husserl éprouve devant la situation de l’Europe. C’est ce sentiment husserlien de la responsabilité historique du philosophe, sentiment issu de la conscience lucide des enjeux et de la profondeur de la crise de la pensée, qui permet de rattacher l’entreprise phénoménologique à l’entreprise existentielle. Sans que Husserl ait développé les implications existentielles de sa doctrine celle-ci est, pourtant, le prolongement d’une interrogation issue de la doctrine proprement existentielle de Kierkegaard : le philosophe danois, en posant sans la résoudre la question de savoir qui est le sujet affirmant que la vérité est la subjectivité antérieure à tout système de la connaissance, ouvre la voie à l’interrogation husserlienne qui se propose de dire qui est le sujet fondateur de toute vérité et antérieur à tout système de vérité.

La phénoménologie husserlienne est donc bien, comme philosophie du sujet, la résurgence contemporaine du sujet né certes avec Descartes mais pleinement manifesté avec Kierkegaard.

Mais cette résurgence n’est pas répétitive. Husserl ne reprend pas, füt-ce à un plus haut niveau, la démarche de Kierkegaard. Sa propre démarche n’en est ni la répétition, ni l’imitation. La sphère de préoccupation où il se situe est bien cartésienne: il s’agit de la vérité dans les sciences et non de la béatitude infinie. Pourtant la radicalité et la gravité de l’interrogation husserlienne comportent bien un écho kierkegaardien : C’est l’individu intégral qui est concerné par la recherche de la vérité. Et cette recherche ne se borne pas à la découverte d’un critère, comme chez Descartes, mais s’engage dans la tâche infinie d’un approfondissement des actes du sujet qui fonde la vérité. Cette parenté du philosophe danois et du philosophe allemand est d’ailleurs si forte que Husserl n’hésite pas à parler d’une science de l’ego ou d’une egologie transcendantale, pour désigner le sens de son entreprise.


Bien entendu la différence entre une philosophie existentielle de la subjectivité et une philosophie gnoséologique du sujet connaissant reste considérable, et c’est d’ailleurs pour tenter de résoudre les difficultés de la doctrine kierkegaardienne que nous sommes conduits à examiner la doctrine husserlienne. Cependant, le rapprochement entre ces deux philosophes permet, mieux que le rapprochement entre Husserl et Descartes, de mettre en évidence la signification de l’entreprise husserlienne. Husserl confère au sujet une efficacité et une responsabilité infiniment plus étendues qu’elles ne le sont chez Descartes. Chez celui-ci, l’âme qui s’examine se borne à observer et à inspecter ses propres idées et la manière dont elle les saisit. Ces idées (souvent innées) sont une donnée de fait, immanente certes mais intuitivement reçue et constatée par l’attention qui retient dès lors comme critère de vérité la modalité intuitive et évidente de cette saisie. Jamais ces idées (qu’elles soient innées ou acquises) ne sauraient être constituées par l’âme elle-même. Chez Kierkegaard au contraire tout le contenu de la subjectivité est le fruit d’une décision (s’il s’agit de l’acte de la liberté qui pose le choix constituant de l’individu) ou d’un saut (s’il s’agit de lentrée dans un nouveau stade sur l’itinéraire existentiel de la vie). La décision ou le saut sont ici constituants, alors que l’évidence et l’intuition de soi, chez Descartes, sont reçues comme dans une passivité. C’est précisément à cette doctrine cartésienne des idées que Spinoza pouvait opposer sa propre définition des idées et des concepts: elles ne sont pas (à la manière cartésienne) des « peintures muettes sur un tableau », mais, comme concepts, des actes que forme l’esprit parce qu’il est une activité de penser.

Ce qui, de la doctrine de Husserl, vient alors clairement en lumière, c’est la radicalité de sa conception du sujet, dans laquelle celui-ci est la source absolue de toute vérité et de toute signification. Le climat d’exigence subjective extrême qu’on trouve chez Kierkegaard nous a conduit en effet à reconnaître chez Husserl la même exigence et le même sens de l’absolu à propos de l’élucidation des actes du sujet. Il semble donc bien que nous soyons autorisés à poser la question de savoir si la doctrine du sujet, chez Husserl, résout les difficultés que nous avons rencontrées chez Kierkegaard et si, d’une façon plus générale, elle répond vraiment aux exigences d’une théorie intégrale de la subjectivité.

a) La doctrine de la conscience: une phénoménologie de la raison.

On connaît bien les éléments principaux de la doctrine. Pour Husserl, la crise des sciences et de la culture européennes ne saurait être surmontée que par l’élucidation d’un nouveau et radical fondement de la vérité, ce fondement étant le sujet transcendantal. La recherche d’une certitude originelle et fondatrice devient dès lors l’analyse de tous les « actes » et de toutes les « couches » qui constituent ce sujet. Les moments de cette analyse sont également bien connus dans leurs grandes lignes. La conscience est une activité intentionnelle, c’est-à-dire orientée vers un objet; pour saisir cette activité le philosophe doit se retourner sur lui-même par une réflexion, toujours réalisable d’ailleurs; il est alors en mesure d’opérer une mise entre parenthèses, ou suspension de l’affirmation concernant l’existence ou la non existence de l’objet, qu’il soit chose, idée, ou image; à partir de là, il peut mieux saisir l’essence de cet objet dans une intuition eidétique; il peut alors poursuivre son analyse régressive et isoler le contenu de Factivité même de la connaissance comme donation de sens et comme constitution d’objet. Il peut enfin entreprendre un retour au monde par l’analyse progressive de cette constitution qui pose les modalités selon lesquelles le corrélât de la conscience noétique (ou noème) est posé par cette intentionnalité donatrice de sens : dans une perception ou dans une image, dans une relation logique ou dans un souvenir, dans une pensée, une valeur ou un affect. Le monde de la vie est alors retrouvé, mais il est désormais fondé sur l’activité constituante et gnoséologique du sujet qui est la source de son sens et de ses modalités existentielles; ce monde a cessé d’être naïvement saisi comme une chose objective et toute faite, et il apparaît comme le corrélât significatif et ouvert d’une activité de l’esprit.

C’est à partir de ce sujet, transcendantal parce que fondateur et élucidé par une réflexion redoublée, que pourrait se constituer une nouvelle validation de la notion de vérité en général, et de la vérité philosophique des sciences dites de l’esprit; c’est alors seulement que l’on serait en mesure de fonder la culture entière sur le monde de la vie et sur le corps vivant indissociables du sujet fondateur. Une communauté des esprits pourrait être alors valablement constituée et elle s’appuierait non seulement sur la nouvelle fondation scientifique de la vérité, mais sur la nouvelle fondation de la conscience d’autrui. Celui-ci est saisi « en chair et en os’ comme « alter-ego » dans une « aperception » présentifiante opérée par ego; celui-ci saisit donc l’autre comme sujet et comme ego sans pour autant se substituer ou s’identifier à lui.

C’est alors seulement que la crise de la conscience européenne pourrait être surmontée, et que pourrait se poursuivre la tâche infinie de recherche de la vérité et d’existence spirituelle selon les valeurs.


C’est par sa signification et sa portée que cette doctrine est d’une importance considérable. Ce que Husserl instaure est une véritable conversion gnoséologigue, une conversion radicale et décisive. Il renverse et inverse le sens de la relation entre l’objet et le sujet, donnant le primat au sujet qui est source du sens et de l’affirmation de l’objet dans ses structures logiques et dans ses modalités d’existence en tant qu’elles sont perçues et posées. Sans que le terme de conversion soit thématiquement employé, c’est bien d’une conversion intellectuelle qu’il s’agit. Si Husserl se réfère volontiers à Kant il estime cependant que la « révolution copernicienne » n’est pas suffisamment radicale puisque les concepts régulateurs et les formes de la sensibilité sont des a priori qui certes rendent possible l’expérience mais valent comme des données de fait non constituées par le sujet et s’imposant à lui par une nécessité non intelligible; de même la « chose en-soi » ou « le divers de l’intuition sensible » restent chez Kant des objets obscurs et inconnaissables, objets arbitrairement construits par le philosophe et non pas fondés et justifiés par un acte de l’esprit connaissant lui-même.

Parce qu’il va plus loin que Kant dans la description de cette activité du sujet, on peut dire que la véritable révolution copernicienne dans la philosophie de la connaissance est opérée non par Kant mais par Husserl. Et cette révolution véritable est une conversion. Non seulement elle renverse l’ordre et le vecteur de priorité entre le sujet et le monde, mais elle confère au sujet un pouvoir extrême puisqu’il est la source de toute signification et de toute conscience d’existence. Cette conversion opérée dans et par la doctrine du sujet dans son rapport à l’être et à la vérité se présente en outre chez Husserl comme un véritable appel à une conversion du lecteur à cette idée neuve (fort différente des idéalismes classiques) d’un primat absolu du sujet, primat méconnu et trahi par le réalisme scientifique et le rationalisme idéologique et utilitaire.

Cette conversion phénoménologique du sujet à sa propre subjectivité active ne comporte évidemment aucune signification religieuse ou mythologique. Husserl oppose un rationalisme exigeant à toute démarche qui s’appuierait sur la croyance, soit comme chez Kant, soit même comme chez Kierkegaard. A cet égard la phénoménologie husserlienne permet donc effectivement de résoudre la principale difficulté du subjectivisme kierkegaardien, à savoir le fondement sur le dogme, d’une doctrine tout entière appuyée sur le paradoxe de la foi qui fait dépendre une béatitude éternelle de la croyance (d’ailleurs étayée par des témoignages indirects) en un événement historique lui-même « scandaleux » et « absurde ».

Et cette signification rationaliste de la conversion fait partie de la pensée de Husserl depuis ses origines les plus lointaines (dans sa biographie de mathématicien et de logicien) et les plus profondes (dans sa lutte contre les préjugés et pour une évidence authentique). Aussi est-il légitime d’atfirmer que la théorie husserlienne du sujet, en fondant la vérité dans une subjectivité universelle et active, dépasse bien les difficultés gnoséologiques de la subjectivité existentielle kierkegaardienne. Cette théorie husserlienne exprime à l’égard de la vérité et de la liberté de l’esprit un « sérieux » et une responsabilité accordés aux plus hautes exigences d’un humanisme contemporain.


Il reste que le lecteur de Husserl éprouve un sentiment étrange. Aucune place n’est certes laissée au mythe ou à la croyance, le lecteur acquérant ainsi une certitude quant à la validité de sa propre subjectivité rationnelle; et pourtant il ne gagne pas pour autant le sentiment d’être charnellement concerné par la subjectivité transcendantale. Peu à peu, la pensée de Husserl se manifeste comme un intellectualisme qui laisse tomber en dehors de lui-même les contenus et les visées qui caractérisent un individu concret. Par rapport à la description de l’individu passionné et exigeant qu’on trouve chez Kierkegaard, les analyses de Husserl paraissent négliger une part importante de la subjectivité vivante. Le « monde de la vie » semble bien n’être qu’une référence en extériorité, faute des analyses concrètes qui seules pourraient lui donner chair et couleurs. On comprend dès lors que cet intellectualisme soit un idéalisme aussi bien aux yeux de Husserl lui-même qu’aux yeux de ses disciples ou de ses critiques. Le simple terme d’idéalisme ne vaut pas à lui seul comme critique, et l’on sait que Husserl s’est converti au protestantisme sans faire intervenir le religieux dans sa philosophie. Mais si l’idéalisme désigne une doctrine intellectualiste et abstraite qui n’est pas en mesure de rendre compte de la totalité de l’individu concret, alors ce terme devient à bon droit critique et désigne sinon une condamnation du moins une tâche.

b) L’absence de désir

Notre question peut alors se préciser en ces termes : est-il possible de retenir la richesse concrète de l’inspiration kierkegaardienne sans sacrifier la rigueur husserlienne, c’est-à-dire la richesse de la conversion phénoménologique du sujet fondateur? Nous ne pourrons répondre à cette question qu’après avoir cerné, dans la lumière husserlienne, quelques zones d’ombre et quelques lacunes évidentes de la phénoménologie transcendantale.

Dans un souci de cohérence interne à l’égard de notre propre conception (qui pose le primat du sujet dans toute analyse théorique et pratique) et à l’égard de la doctrine de Husserl (qui nous a appris à mieux percevoir le rôle de la réflexion au cœur du sujet) nous allons appuyer notre démarche critique sur un sol phénoménologique. Dans cette perspective la première lacune que nous pouvons constater est l’absence de justification, par le sujet husserlien, de la fonction dynamique qu’il attribue en fait à l’idée de crise. Nous avons mis en évidence le rôle déterminant de cette idée dans la démarche gnoséologique et épistémologique de Husserl; mais nous n’avons rencontré aucune analyse ni aucun concept qui aurait pu rendre compte de l’urgence d’une levée de la crise. En fait, nous n’avons rencontré aucun motif suffisamment prégnant pour que le sujet husserlien s’engage dans l’entreprise infinie d’une fondation ultime des conditions et des structures formelles de la vérité. Le souci philosophique d’une « science rigoureuse qui fournirait à toute modalité possible de la vérité et de l’être son fondement comme source et comme validation n’est pas une motivation suffisante de sa propre démarche : la philosophie comme recherche de la vérité doit pouvoir justifier sa mise en mouvement par un autre contenu que cette recherche elle-même.

La phénoménologie déplore l’approximation et l’incertitude de la vérité dans les sciences et elle se propose de fonder à neuf la connaissance sur une théorie du sujet; mais pourquoi le philosophe recherche-t-il la vérité et la certitude? Pourquoi la tâche de la philosophie est-elle la recherche infinie de la vérité ? Pourquoi le sujet philosophique décide-t-il d’entreprendre cette démarche fondatrice dont on s’apercevra qu’elle est la mise en œuvre de son propre pouvoir jusqu’ici méconnu ?

On le voit, la doctrine de Husserl n’est pas en mesure de se justifier elle-même comme démarche fondatrice et comme élucidation du sujet fondateur par lui-même.

A cette question qui est la question du pourquoi ? et de la motivation de toute action et de toute pen-sée, la doctrine kierkegaardienne pouvait répondre en première analyse par l’évocation du salut et de la béatitude. Pourquoi le déploiement direct et indirect de la réflexion ? Parce que la subjectivité est intéressée à sa propre béatitude et que, à ce titre, c’est la subjectivité qui est la vérité. Certes, la véritable réponse nous est apparue en seconde analyse comme étant celle-ci : parce que la subjectivité s’intéresse à son propre salut et qu’elle le trouve dans le christianisme elle doit s’engager dans l’approfondissement réflexif indéfini de sa propre foi, face aux différents stades possibles sur le chemin de la vie. Et, certes, nous n’avons pas pu accepter cette motivation qui, par son caractère de simple croyance neutralisait la validité de toute la démarche. Mais au moins l’entreprise de Kierkegaard était-elle motivée au cour de son propre système selon une rigoureuse cohérence interne.

Il est clair qu’il n’en va pas de même chez Husserl : la description du sujet transcendantal, c’est-à-dire des différentes « couches » de la conscience intentionnelle, ne livre jamais une réalité, un motif ou un événement qui, du cœur de l’immanence transcendantale, serait une énergie suffisante pour rendre compte de l’existence même de la démarche fondatrice et de la recherche philosophique de la vérité. Tout se passe au contraire comme si Husserl partait d’un fait et d’une définition traditionnelle et se bornait à en tirer les conséquences : la philosophie existe, elle est la recherche de la vérité; quelles sont donc les exigences qui découlent de ce fait et de cette définition ? Quelles sont les conséquences logiques de la crise de la vérité? Mais, ce faisant, Husserl n’explique pas pourquoi le sujet s’intéresse à la vérité et à sa fondation dans un monde si peu soucieux de certitude véritable. Le sujet husserlien (en Husserl lui-même et dans son œuvre) se met donc dans la situation inconfortable d’être incapable de rendre compte de sa propre démarche et cela parce qu’il n’en éprouve pas le besoin : pour le philosophe de la lutte contre les préjugés et les fausses évidences, la philosophie apparaît, paradoxalement comme un fait qu’il n’y a pas à interroger, et comme une tâche qu’il n’y a pas à redéfinir. Le philosophe, ici, semble se satisfaire d’une évidence empirique non passée au crible de la réflexion; celle-ci aurait eu à répondre à la double question suivante : pourquoi la philosophie existe-t-elle, et faut-il nécessairement qu’elle soit recherche de la seule vérité? A cette question double aurait dû s’ajouter une question plus simple et plus radicale encore: pourquoi moi, sujet vivant, ai-je décidé de m’engager dans une entreprise réflexive de fondation de la vérité, moi, simple sujet ayant jadis commencé par me rapporter au monde d’une manière naïve et réaliste ? Pourquoi le sujet que je suis décide-t-il de participer, avec d’autres, à la fondation d’une philosophie nouvelle ?

On sait que Husserl ne se pose aucune de ces questions. Ce n’est pas seulement la cohérence interne du système, ou la cohésion du rapport entre le penseur vivant et sa réflexion écrite qui sont ainsi compromises. C’est aussi la validité même du système : il s’avère en effet que la conception du sujet est ici trop étroite et trop limitée, trop réduite au seul sujet intellectuel de la connaissance pour être en mesure de rendre réellement compte de la vie effective et intégrale d’un sujet vivant qui choisirait la voie philosophique pour lui-même et quelques-uns en fait, et pour tous en droit.


Si la phénoménologie husserlienne ne peut répondre à la question de sa propre possibilité, c’est-à-dire à la question de sa propre existence et de sa motivation, c’est que Husserl limite la régression réflexive au stade de la raison. Tout en affirmant que la réflexion est une propriété fondamentale de la conscience et qu’elle peut toujours et partout être mise en œuvre, le regard réflexif et rétroactif qu’il porte sur lui-même et sur l’ego universel ne remonte jamais assez loin pour appréhender des actes qui seraient antérieurs à la raison et à la connaissance.

Même lorsqu’il prend un exemple dans la sphère du vécu et de la conscience affective il se réfère à un acte de connaissance : la joie qu’éprouve le penseur dans le développement actuel de sa pensée. Ce sur quoi le phénoménologue opère la « conversion du regard » en se retournant sur lui-même est la joie de connaître. Cet exemple a une signification symbolique négative : d’une part Husserl n’explique pas en quoi et pourquoi la connaissance est une joie, et d’autre part il ne se réfère en fait jamais à des contenus de conscience qui seraient de l’ordre du Désir. La conséquence est évidente: la doctrine husserlienne n’est en mesure de rendre compte ni de la joie qu’elle prend à se déployer, ni du Désir qui fonde sa propre existence.

Ce constat rejoint le propos de Husserl lui-même. A la fin de son grand ouvrage il en appelle à la poursuite des recherches pour la constitution d’ontologies formelles régionales, disciplines qui décriront par exemple les « valeurs » et les « biens » dans une axiologie formelle » et s’appliqueront « à toutes les sphères ontiques qui servent de corrélats à la conscience affective et volitive ». La sphère affective est explicitement évoquée mais elle est immédiatement réduite à l’état d’objet de la connaissance, sans que soit posée la question de savoir si elle a toujours et partout ce statut : « Les valeurs, les objectivités pratiques se placent sous le titre formel d’objet, de quelque chose en général ». Cette réduction intellectualiste à l’abstraction n’est pas un moment particulier d’une réflexion plus vaste mais l’expression du propos le plus constant de cette pensée : en conclusion de son ouvrage et à la suite des pages que nous venons de citer Husserl caractérise lui-même d’une façon fort claire la signification fondamentale de son entreprise: « Une solution compréhensive des problèmes de constitution qui tiendrait un compte égal des couches noétiques et noématiques de la conscience équivaudrait manifestement à une phénoménologie exhaustive de la raison… En outre, il faut bien admettre qu’une phénoménologie de la raison aussi exhaustive que celle-ci coinciderait avec la phénoménologie en général et […] devrait embrasser absolument toutes les descriptions de conscience« .

Ainsi, non seulement Husserl réduit toutes les réalités axiologiques, pratiques et affectives à n’être que des « objets » pour la connaissance, mais encore il exclut qu’une activité quelconque de la conscience puisse tomber en dehors de la raison. La phénoménologie dans sa totalité présente et future devrait n’être qu’une phénoménologie de la raison, et devrait par conséquent nier jusqu’à la possibilité même d’une description fondatrice qui ne serait pas celle de la raison fondant la raison. Le corrélat de cette affirmation semble bien être que, dans la sphère de la conscience intentionnelle, tous les actes doivent pouvoir être identifiés, d’une façon plus ou moins directe, comme des actes de connaissance.

Ce qu’il y a lieu de contester n’est pas qu’une phénoménologie doit pouvoir rendre intelligibles et dicibles tous les actes de la conscience repris par une réflexion postérieure au vécu. Ce qui est contestable est l’affirmation selon laquelle tous les actes de conscience sont de l’ordre d’une intentionnalité rationnelle et que par conséquent la philosophie n’a pas d’autres tâches que de décrire le fonctionnement de la raison.

Nous l’avons vu, cette position n’est pas tenable parce qu’elle ne rend même pas compte d’elle-même, c’est-à-dire de sa propre existence comme démarche gnoséologique et réflexive. Celle-ci comporte en réalité une motivation concrète et le domaine où elle se déploie est précisément le domaine non rationnel exclu par le rationalisme husserlien. Il sagit de la sphère du Désir. On peut aussi désigner ce domaine comme sphère de l’existence. Quoiqu’il en soit, la paix et la liberté sont les enjeux véritables des crises de la science et de la conscience européennes, et ces valeurs ne sont pas des connaissances mais des options existentielles du Désir. Qu’une justification et un éclaircissement rationnels de ces valeurs puissent être donnés a posteriori c’est l’évidence. Mais une phénoménologie rigoureuse devrait avoir pour tâche réflexive de dire le contenu et le sens non rationnels de ces choix, c’est-à-dire leur signification pour un être de désir qui est aussi un existant. Disons-le : le Désir est le grand « manque » et l’éclatante absence de l’œuvre de Husserl. L’existence concrète hante par sa présence incomplète toute la démarche du fondateur de la phé-noménologie, cette méthode qui reste à nos yeux la clef de voûte de toute philosophie concrète.

Il convient en effet de le dire clairement : ce n’est pas par une autre méthode qu’il conviendra d’aborder la question du désir et de l’existence concrète. Toute méthode qui serait réaliste et déterministe comme la psychanalyse, ou crypto-théologique et métaphysique comme la pensée de Heidegger risquerait d’occulter en fait la question du sujet. C’est précisément l’apport décisif (et encore insuffisamment développé) de la philosophie husserlienne que d’avoir situé au cœur de l’activité humaine un sujet fondateur et donateur de sens. La tâche d’une phénoménologie intégrale sera précisément de décrire un tel sujet auquel on aura restitué sa dimension affective (et poétique) et que l’on aura restauré dans la plénitude de son existence.

c) L’ignorance de la liberté

La tâche d’une phénoménologie concrète ne consiste d’ailleurs pas seulement à compléter la description du sujet en la rapportant au désir qui, en lui, précède et fonde toute activité, fût-elle rationnelle. Elle consiste aussi à approfondir cette description. Car il n’est pas certain que l’on ne puisse étendre plus loin que ne le fait Husserl le pouvoir et la portée de l’activité constituante de la conscience. Husserl se borne à décrire les donations de sens et les constitutions d’objet telles qu’elles sont données en fait. Et certes il va plus loin que Descartes ou Kant dans l’affirmation et la description de l’activité de la conscience dans ses opérations intentionnelles. Mais il ne pose jamais la question de la possibilité d’une intentionnalité et d’une constitution qui affirmeraient des visées ou des objets neufs et encore inédits. Autrement dit, il ne pose jamais la question de la liberté, ou de l’invention de concepts, d’actions et de valeurs. La phénoménologie de Husserl, d’une façon étrangement statique, ne se rapporte qu’à ce qui est déjà donné dans la culture scientifique et philosophique, et elle se propose seulement de mettre en évidence, dans ces données, ce qui est du ressort de l’activité de la conscience.

Mais pourquoi ne pas ouvrir le champ de cette activité intentionnelle ? Pourquoi ne pas contester telles ou telles formes données de la conscience, et pourquoi ne pas viser une transformation et même une ré-invention de l’intentionnalité? Si la conscience est intentionnelle, c’est-à-dire active, elle est libre. Husserl n’envisage jamais la possibilité d’une telle ligne de réflexion et ne s’interroge jamais sur la liberté même de l’intentionnalité. Si, au contraire, la phénoménologie prenait cette perspective en considération elle serait amenée à poser de nouvelles questions et à proposer non seulement des descriptions nouvelles mais encore des valeurs et des actions neuves. Elle aurait sans doute à s’interroger sur les relations entre le sujet, son désir et sa liberté. Elle aurait alors à étendre beaucoup plus loin la portée et la signification de l’acte de conversion qui fait partie intégrante des pouvoirs de la conscience.

Nous rencontrerons ces tâches dans notre prochain travail. Auparavant, nous voudrions faire quelques brèves remarques sur les doctrines de Martin Buber et de Ernst Bloch, afin de situer leur œuvre par rapport à certaines questions laissées en suspens par la phénoménologie et auxquelles ces philosophes ont tenté d’apporter une réponse.

(Robert Misrahi, La problématique du sujet aujourd’hui)

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