LA RÉSURGENCE DE L’EXISTENCEET LE DÉPLACEMENT DE LA QUESTION DU SUJET: MARTIN BUBER ET ERNST BLOCH.

Portrait de Martin Buber par Lautir (2023)

Le rationalisme husserlien fut assez rapidement contesté par le déploiement de certaines doctrines qui, sans se référer explicitement à la phénoménologie, tentaient de combler la véritable lacune existentielle que constituait une philosophie transcendantale exclusivement préoccupée de la raison pure. Dans le temps même où travaillait Husserl, Freud inventait à Vienne et développait cette thérapeutique et cette théorie de la vie affective qu’est la psychanalyse; celle-ci s’opposait pourtant si radicalement et si explicitement à l’idée d’un sujet fondateur que nous devons reporter à plus tard l’analyse de ses relations véritables au concept de sujet. Nous verrons alors, dans une étude ultérieure, que, même en ce qui concerne la vie affective, la psychanalyse n’est peut-être pas en mesure de combler les lacunes d’une égologie intellectualiste.

Plus intrinsèquement liées à la phénoménologie, ce sont les doctrines de Martin Buber et de Ernst Bloch qui retiendront d’abord notre attention. — Cette filiation est certes paradoxale et en un sens discutable. Buber écrit Le Je et le Tu en 1923, avant les Méditations cartésiennes de Husserl, qui sont de 1929, et il se situe dans une perspective religieuse. Martin Heidegger, dont nous parlerons également dans notre prochain chapitre, met en place une doctrine totalement opposée à celle de Husserl et conçue dans une perspective à la fois ontologique et idéologique. Quant à Ernst Bloch son marxisme semble tellement occulter sa philosophie de l’utopie qu’il paraît difficile de confronter sa doctrine à celle de Husserl. Ces trois philosophes, d’importance « historique » inégale, se situent dans des perspectives en apparence étrangères à une philosophie réflexive du sujet. Buber fonde l’existence humaine sur le divin, Heidegger la fonde sur l’Être, et Ernst Bloch se préoccupe du sens de l’histoire par la médiation d’une méthodologie matérialiste.

Cette opposition entre ces trois auteurs et la phénoménologie husserlienne n’est pourtant pas ausi radicale qu’il y parait. Ces trois doctrines répondent en fait à des questions posées par la place trop restreinte réservée de trois préoccupations qui auraient largement dû faire partie du champ descriptif d’une phénoménologie du sujet : le véritable noyau de la pensée buberienne est l’expérience de la réciprocité entre deux sujets humains; le noyau de la pensée heideggerienne est le rapport négatif qu’entretient l’homme concret avec son angoisse et avec l’Etre; le noyau de la pensée de Ernst Bloch est la mise en évidence de la réalité et de l’efficacité des souhaits et des rêves individuels dans le développement de l’histoire. Tout se passe donc comme si ces doctrines, respectivement organisées autour de la réciprocité, autour de l’Être, et autour de l’imaginaire, en tant qu’ils sont des contenus vécus par la conscience, s’étaient peu à peu constituées en manière de réponses aux lacunes ou aux difficultés de la phénoménologie husserlienne. Il apparaît alors clairement que ces réponses aux difficultés d’une théorie du sujet expriment comme une résurgence, comme un retour de la philosophie existentielle et du concept d’existence. C’est l’existence et non le sujet ou la raison, qui s’inscrit dans une relation réciproque, c’est l’existence qui se dit angoisse et déréliction, c’est l’existence qui, par la catégorie « Espérance » et par le pouvoir créateur de l’imagination, crée l’histoire et la culture.

Notre question prend maintenant tout son sens : les doctrines nouvelles sont des doctrines de l’existence et c’est à ce titre qu’elles expriment une certaine espèce de parenté avec la phénoménologie; mais si une telle parenté se manifeste entre ces philosophies, n’est-ce pas l’indication que les lacunes de la phénoménologie classique en ce qui concerne ces déterminations de l’existence que sont la réciprocité, l’être et l’imagination n’impliquent pas qu’on puisse faire l’économie du sujet dans toute future doctrine de l’existence qui se voudrait intégrale ? Une telle doctrine ne devrait-elle pas dès lors se constituer simultanément comme philosophie du sujet et comme philosophie de l’existence?


L’exemple de Martin Buber est peut-être le plus riche d’enseignements. Philosophe peu connu aujourd’hui en France, c’est par lui cependant que sestinau-gurée la prise de conscience du primat de ce fait considérable: la relation à autrui comme réciprocité. Le Je et le Tu, publié en 1923 à Heidelberg, précède les Méditations cartésiennes, publiées on l’a vu en 1929. L’ouvrage de Buber semble en appeler à une prise en considération du contenu existentiel et de la signification concrète, « vitale », de l’autre conscience pour chaque sujet ; l’œuvre constitue en fait la mise en place d’une doctrine de l’autre en un temps où la phénoménologie husserlienne n’avait pas abordé cette « sphère du vécu » qu’est la perception d’autrui et se bornait à la construction de sa phénoménologie de la raison. — Or cette doctrine buberienne comporte ce double aspect, cette double dimension que nous revendiquons pour une philosophie du sujet : d’une part elle décrit la relation en termes existentiels où s’expriment bien les enjeux personnels et éthiques qui concernent chaque interlocuteur au plus profond de lui-même (fût-ce jusque dans son rapport à l’éternité et à l’absolu), et d’autre part elle utilise une méthode descriptive, à la fois intuitive et réflexive, qui est en fait la mise en œuvre d’une description phénoménologique en première et en deuxième personne, méthode intuitive explicitement opposée à l’approche anthropologique d’autrui où celui-ci est réduit à l’objectivité d’une chose. — Outre ce double aspect existentiel et phénoménologique, la doctrine de Buber semble donc être en dialogue permanent et tacite avec Husserl puisque Buber reprend en 1923 l’idée husserlienne d’une insuffisance méthodologique de l’anthropologie, tandis que Husserl reprendra en 1929 la tentative buberienne d’un approfondissement de la description de la relation.

Quoiqu’il en soit de cette hypothèse, le point important est ici que la doctrine de Buber est explicitement une doctrine du sujet. Le terme est utilisé par le philosophe lui-même. Et l’importance qu’il accorde à la relation réciproque est telle que c’est par cette relation et sur elle que se constitue un Je authentique c’est-à-dire un sujet véritable.

Si cette doctrine du sujet, malgré son caractère rapide et allusif, reste pour nous d’une importance considérable c’est qu’elle se revendique comme l’affirmation et la constitution d’un sujet tout en déployant simultanément la double exigence méthodologique : décrire phénoménologiquement la relation réciproque telle qu’elle est effectivement donnée en chaque sujet et en tant qu’elle concerne deux sujets, et décrire dans le même temps la signification éthique et existentielle de cette réciprocité. Les sujets dont il est question (et qui sont en question) ne sont pas sujets de la connaissance scientifque mais existences concrètes constituées comme sujets authentiques par la relation réciproque qui les précède tous deux et les constitue ensemble.

Nous sommes en présence d’une doctrine des sujets qui est une véritable philosophie de l’existence. Il s’agit certes d’un personnalisme juif qui souhaite se fonder sur le « face à face » de Moise avec le Dieu du Sinaï ; mais à la différence de l’existentialisme chrétien de Kierkegaard (dont Buber est un héritier plus direct que ne l’est Husserl), l’éthique buberienne de la relation se déploie dans l’immanence de l’existence humaine concrète et se prolonge dans une réflexion politique sur la démocratie et l’utopie. Sur le plan inter-individuel les contenus de la réciprocité sont d’une richesse extrême et Buber nous transmet cette expérience dans une langue forte et belle, attentive à la fois aux significations les plus vives et à l’expression la plus fidèle. La conscience n’est pas ipséité fermée, et elle n’est pas non plus chose ou résultat. Mais seule l’expérience existentielle de la relation permet de dévoiler cette conscience dans toute sa pureté et son authenticité, c’est-à-dire dans son être même de conscience en première personne.

Le mouvement vers l’autre commence par l’affirmation de l’absoluité de l’autre comme Toi, et découvre ensuite seulement, par ce mouvement même, sa propre spécificité de Je non objectivable. L’entrée dans cette relation réciproque est comme l’entrée dans un nouveau monde, dans le monde de la vie véritable. Non que le Je ait posé l’autre au terme d’un raisonnement ou d’un calcul; c’est au contraire parce qu’il a saisi l’autre dans son évidence de Toi que la vie véritable s’est instaurée et que lui-même s’est ensuite posé authentiquement comme sujet. — Nous sommes ici au cœur de l’existentiel, c’est-à-dire de l’existence concrète intéressée à sa propre signification éthique. Car la Relation, selon les propres termes de Buber, est le fondement de la vraie vie et le fondement même de l’humanité du monde. Elle est, dans la plus forte acception du terme, un véritable Commencement : « Au Commencement est la Relation, qui est une catégorie de l’être, un moule psychique; c’est l’a priori de la relation, le Tu inné. « 

Cette Relation est décrite minutieusement en son stade le plus élevé c’est-à-dire le plus intense. La réciprocité est la présence mutuelle de chacun à l’autre et le fait que chacun est « tourné vers l’autre« . Cette présence est immédiatement saisie dans une intuition évidente, elle est la présence de l’autre lui-même et comme le rayonnement situé et actuel de sa propre conscience tourné vers nous ; la présence à l’autre est ainsi la présence actuelle et intuitivement donnée de la conscience même de l’autre. Husserl, quel. ques années plus tard, parlera de la présence d’autrui (comme alter ego) « en personne« , « en chair et en os » Déjà pour Buber, dans la réciprocité « C’est l’autre lui-même qui est présent, dans et par son unique présence » et non par la médiation de ses déterminations empiriques et extérieures.

La réciprocité n’est pas seulement présence et présence mutuelle, elle est aussi totalité. Par la relation au Toi se crée entre les deux consciences une réalité nouvelle qui est de communauté et non de confusion, et cette communauté permet à chacun de sai sir l’autre comme totalité. L’autre est donné dans la totalité de son être et comme être total et un, sans qu’aucune part de lui-même soit laissée en dehors de cette relation de présence mutuelle.

C’est pourquoi peut se produire la rencontre, qui est ici rencontre véritable. Elle n’a pas à être « médiée » (comme dira Sartre dans La Critique de la Raison dialectique), c’est-à-dire médiatisée par des moyens objectifs. Pour Buber elle est immédiate au double sens du terme, logique et chronologique: elle s’opère directement et intuitivement (par le regard, le face à face ou la parole vivante) sans passer par le détour des instruments techniques et culturels et elle s’opère actuellement, dans la fulgurance du temps présent qui est « la vie véritable du temps”. D’ailleurs, seule la présence réciproque est située dans ce temps véritable du présent : « les objets ne sont que des histoires« . La stagnation, l’arrêt, l’interruption définissent le temps de l’objet et non la durée vivante. Seul l’autre, rencontré dans la présence immédiate, réciproque et totalisatrice se donne dans un temps véritable qui est le présent lui-même.

Seule la totalité de l’être permet d’instaurer une rencontre et une relation si radicales. C’est que, dans la relation réciproque chaque conscience engage tout son être et non pas seulement une faculté parmi d’autres ou un sentiment parmi d’autres. La conscience qui peut être empiriquement morcelée, peut aussi se constituer comme unité dès lors qu’elle entre dans la relation personnelle. Et c’est la saisie de l’autre comme présence corrélative immédiate qui constitue ipso facto le Moi comme un Je (selon les propres termes de Buber) et ce Je, c’est-à-dire ce sujet en première personne comme une totalité unifiée et active. « Ce n’est pas moi qui peux opérer cette concentration, cette fusion de tout mon être, mais elle ne peut se faire sans moi. Je m’accomplis au contact du Tu, je deviens Je en disant Tu.« 

Si l’action de totalisation se fait dans et par la réciprocité, on doit reconnaitre que l’action de chacun des sujets concerne l’autre. Si la relation est immédiate, l’action totale d’un Je concerne aussi le Tu dans sa propre œuvre de totalisation. Le nouveau contenu de la réciprocité qui se dévoile ainsi est la responsabilité.

Celle-ci devient dès lors le nom ou la signification éthique de la réciprocité en même temps que l’aspect le plus important de cet amour que désigne en fait la réciprocité. Pour Buber la part essentielle de l’amour est non pas le sentiment mais la respon-sabilité, qui en est en vérité la définition la plus pro-fonde. « Dans l’amour un Je prend la responsabilité d’un Tu« . Evoquant le Christ (et se situant par là explicitement dans l’horizon de la philosophie kierkegardienne à partir d’un point de vue juif et mosaïque) Buber exalte l’universalité de l’amour qui, par delà toutes les déterminations empiriques, affranchit les individus de la multiplicité et de la confusion et les constitue tous comme individus singuliers et comme Tu : « C’est chaque fois le miracle d’une présence exclusive.« 

Ce thème de la responsabilité fonde aussi la philosophie éthique et historique d’un Max Weber, contemporain de Buber, et plus tard d’un Sartre ou d’un Lévinas, dont nous reparlerons plus loin. Il est ainsi évident que la philosophie de Martin Buber est un moment particulièrement important et décisif dans le développement des idées du XXe siècle dans l’ordre de la philosophie morale. La méconnaissance et l’occultation de la pensée de Buber, outre leur injustice, sont préjudiciables à la claire compréhension de notre temps, et plus particulièrement à la pleine compréhension du mouvement phénoménologique : Buber, avant Heidegger, Lévinas ou Sartre situe la responsabilité au cœur de l’éthique, mais à la différence de ces philosophes, il fonde cette responsabilité sur le fait radical de l’amour vrai c’est-à-dire à la fois de l’existence concrète épanouie seulement dans la relation, et de la constitution du sujet instauré seulement par la relation. Se confirme donc à nos yeux une autre idée : non seulement Buber est peut-être l’une des sources obscures et élémentaires de notre modernité en tant qu’elle s’attache à construire une philosophie concrète du sujet, mais encore le travail de Buber est manifestement relié à un héritage existentiel qui est celui de Kierkegaard. Ce dernier fait est particulièrement évident à propos de la responsabilité : pour Buber elle repose sur un acte radical qui est, comme chez Kierkegaard, la décision.

Ce qui est neuf chez Buber c’est que la décision originelle qui fonde l’éthique n’est pas la décision solitaire de l’esprit qui pose dans l’angoisse à la fois le péché et l’ordre éthique du choix entre le bien et le mal; elle est bien plutôt une décision prise au cœur de la relation Je-Tu en tant qu’elle est effectuée par un Je et qu’elle concerne un Toi. Dans cette relation décidée et approfondie par l’acte de la responsabilité nait alors quelque chose de plus fondamental que le règne éthique: c’est le Je lui-même qui commence. Avant la décision le Je n’est que « mon possible tourbillonnant comme un monde en gestation« . Mais par et dans la décision « Je commence à me réaliser« .

La décision (qui est l’essence de la responsabilité face au Tu) est donc pour Buber une action initiatrice, une initiative radicale qui pose le sujet. Cette décision est donc un véritable commencement : elle est un événement de ce temps véritable qu’est le présent, elle est un événement fondateur quant à l’existence qu’elle suscite (un sujet) et quant au sens qu’elle instaure (une relation de réciprocité entre deux sujets). Et c’est comme commencement que la décision est en mesure de transformer le cosmos « en une demeure pour l’homme« .

Si l’on voulait approfondir la signification de ce commencement il se révélerait, chez Buber, comme une « percée » ou bien comme un « revirement inouï » : un commencement radicalement neuf en effet et comme l’origine d’un nouveau monde.


L’œuvre de Buber représente donc bien, en une époque pionnière, l’effort pour constituer une philosophie du sujet qui soit en même temps une philosophie de l’existence : elle répondait, dans le prolongement de la pensée de Kierkegaard, à cette exigence inscrite dans la phénoménologie de Husserl mais non encore réalisée par celui-ci, d’approfondir et la description de la relation et l’élucidation de sa signification existentielle. Que cette œuvre de Buber ait elle-même à être restituée dans l’immanence et approfondie dans ses concepts c’est l’évidence : la modernité, à toute époque, doit poursuivre sa tâche d’enrichissement et de renouvellement. Aujourd’hui, les analyses de Buber sur l’amour ne peuvent nous suffire. La ré. férence à l’existence comme Désir n’est pas envisa gée, la nature intrinsèque et relationnelle du Désir n’est pas élucidée.

Il est dès lors important de constater qu’une connaissance du Désir, comprise comme connaissance de l’imagination concrète, affective, politique et culturelle, est effectivement mise en œuvre par l’autre auteur que nous évoquions plus haut et qui est Ernst Bloch. Les rencontres et les filiations sont encore ici pleines d’enseignements.

Buber, après ses ouvrages sur la relation et sur Le problème de l’homme écrit Les chemins de l’utopie, prolongement politique d’une méditation sur la réciprocité; or Ernst Bloch, chassé également d’Allemagne en 1938, écrit aux Etats-Unis entre 1938 et 1947 son grand ouvrage sur Le principe Espérance qui sera publié à Francfort en 1959.

Outre la référence commune à l’utopie et à la place fondamentale qu’ils lui reconnaissent dans l’histoire, un autre fait permet de rapprocher ces deux auteurs : tous deux souhaitent décrire l’existence concrète et ouvrir la voie à un avenir neuf qui verrait le renouvellement éthique, politique et existentiel de l’humanité. Ils opèrent le même dépassement du rationalisme phénoménologique de Husserl. On a vu, en effet, que Buber met explicitement en place une théorie du sujet: il est par et avec l’autre, et non par soi. Chez Ernst Bloch la référence à la phénoménologie et par conséquent à la théorie du sujet paraîtra moins évidente : n’est-il pas un philosophe marxiste, marqué à ce titre par le réalisme et l’objectivisme anthropologiques dénoncés aussi bien par Husserl que par Buber? En fait l’apparence est trompeuse. Il apparaît à la réflexion que Ernst Bloch n’est pas un philosophe réaliste puisque son immense travail est la description des contenus significatifs de l’imagination à travers les grands archétypes de la culture et la mise en évidence du fait que le cours de l’histoire n’est pas le produit de mécanismes objectifs et anthropologiques mais le fruit des rêves, des « souhaits » et des espérances qui portent les groupes et les individus vers l’anticipation et la réalisation d’un « monde meilleur« .

Parce qu’il n’y est pas fait référence à l’inconscient, tout se passe comme si Le principe Espérance était une immense phénoménologie de l’imagination créatrice dans l’histoire de la culture. C’est dire que, en fait, l’œuvre de Ernst Bloch répond en écho à la question que nous posions plus haut à la phénoménologie de Husserl : a-t-elle donné une image suffisamment riche et vivante du sujet concret ? N’a-t-elle pas ignoré en fait l’expérience de l’amour et de la responsabilité qui sont pourtant constituants du sujet, et n’a-t-elle pas également ignoré l’activité imaginaire consciente chez ce même sujet?

Si l’on songe que Husserl lui-même ne pouvait pas « tout faire » et qu’il en appelle constamment à une coopération de la communauté philosophique dans l’élaboration d’une égologie, on peut interpré ter ce moment historique qu’est la philosophie allemande entre les deux guerres comme une immense coopération tacite et comme l’approfondissement de toutes les dimensions du sujet, selon la ligne spécifique choisie par chaque auteur. La matérialité des relations personnelles (de reconnaissance, d’ignorance ou de compétition) entre Husserl, Buber et Bloch n’a guère d’importance eu égard à la signification d’ensemble du mouvement des idées; il peut alors être fécond de saisir celui-ci comme le déploiement de certaines virtualités, ou de certaines exi-gences, ou de certaines difficultés de la phénoménologie husserlienne du sujet.

Devient alors évidente la nécessaire intégration du désir et de l’imagination dans une théorie concrète du sujet. Le champ de la description réflexive et phénoménologique reste donc ouvert, et cela d’autant plus que, avec les doctrines de Buber et de Bloch des domaines existentiels nouveaux sont certes repérés, mais que manque une théorie du sujet indispensable à leur unification. Comment se relient l’ego, l’imaginaire et le désir? La psychologie est-elle en mesure de répondre à ces questions? Comment se relient l’amour et l’utopie? La constitution du sens et la plénitude existentielle? La philosophie, l’éthique et la politique? N’existe-t-il pas, aujourd’hui, des doctrines qui seraient en mesure de répondre aux questions laissées en suspens aussi bien par Husserl que par Martin Buber ou Ernst Bloch qui ont pourtant montré la voie d’une interrogation neuve?

Plus précisément : Heidegger ne dit-il pas phénoménologiquement la réalité d’une existence individuelle ? Sartre et Lévinas ne disent-ils pas le sujet et sa responsabilité existentielle? Nous devons examiner ces questions de près si nous voulons être en mesure de décrire valablement les exigences d’une phénoménologie intégrale du sujet.

(Robert Misrahi, La problématique du sujet aujourd’hui)

Laisser un commentaire