La construction du bonheur

  Robert Misrahi, film de Dominique-Emmanuel Blanchard, scénario Robert Misrahi et Nicolas Martin, lectures : Tania Rizk

DVD éditions Le Bord de l’Eau, 2012

chapitre 3 la conversion

Lecture : Robert MisrahiLe travail de la liberté

« La conversion est un acte de la volonté, un acte volontaire. Elle est le refus de la vie empirique et banale qui allie l’ennui, la servitude et la souffrance, auxquels peuvent s’ajouter la misère et la solitude. Mais elle est aussi l’affirmation d’une nouvelle attitude et d’un acte nouveau. La conversion est donc à la fois courage et invention ; elle est un dynamisme, un effort et non pas l’attente passive d’une révélation qui viendrait d’en-haut ou d’ailleurs. La conversion ici est humaniste et non pas religieuse, volontariste et non pas contemplative, un travail de l’esprit réfléchi et non pas la réceptivité d’une sensibilité. Elle réagit puis elle agit. Elle construit par ses propres moyens. »

RM :

La conversion va être l’acte, ce que j’appelle l’acte du commencement. Le commencement de la nouvelle éthique, c’est une conversion mais cette conversion n’est pas une fulguration, n’est pas le fait d’être envahi par une idée tout-à-fait neuve qui nous tomberait dessus. Cette conversion va être un acte. Un acte, c’est-à-dire ce que j’appelle aussi ailleurs dans un de mes livres, le travail de la liberté. Ce travail de la liberté est un travail opéré par la liberté et destiné à la liberté. C’est le travail effectué par la liberté pour la liberté. Effectué par une liberté première.

Je distingue deux niveaux – ce que ne font jamais les contemporains – il faut distinguer deux niveaux : il y a la liberté première [celle dont nous avons parlé jusqu’ici], elle est totale mais elle est confuse, elle est obscure, elle est ignorante, elle est contradictoire, elle est conflictuelle, elle est aveugle, elle est violente. Elle est ignorante, mais c’est de la liberté. Et puis il y a l’autre liberté qui va être le même pouvoir d’initiative mais cette fois éclairée et reprise en mains par lui-même. C’est un pouvoir d’initiative qui va construire désormais ses valeurs, ses but, sa vie. C’est la liberté de second niveau.

Le travail de la liberté effectué par la conversion est le passage, (le travail effectué sur soi, je vais creuser tout-à-l’heure) c’est le passage d’une liberté première un peu confuse et chaotique, et anarchique, à une liberté éclairée, maîtrisée, heureuse, indépendante. La première était une liberté dépendante, la deuxième va être une liberté indépendante, vraiment.

Lecture : John Cowper Powys,  Apologie des sens

« Toute âme, à condition seulement de savoir se dégager de l’esclavage où la maintiennent les pseudo philosophies, les pseudo sciences bâtardes qui entravent la foi qu’elle a en elle-même, a la faculté de changer de forme, de consistance, de champ d’opération, de résidence. »

RM :

Tout cela est le travail de la conversion.

Lecture : Robert Misrahi, Le travail de la liberté

« La conversion, comme travail de la liberté, est cette contestation réflexive du réel tel qu’il est donné, contestation qui ne vise pas seulement à inverser ou à renverser mais encore à instaurer et à construire. »

RM

J’ai à peine besoin de préciser que cette conversion n’est pas religieuse. Il ne s’agit pas d’être brusquement éclairé par une lumière qui viendrait d’un être supérieur et transcendant qui serait différent du monde qu’on appellerait Dieu ou l’Être avec une majuscule. La conversion dont je parle n’est pas religieuse, elle n’est pas rituelle, elle ne se réfère à aucune prêtrise, à aucun salut transcendant. Donc à aucune croyance, à aucun immédiat. C’est une activité philosophique. Il n’y a pas de dieu dans mon système, je ne vois pas comment il trouverait une place. Mais quand même, ce n’est pas seulement parce que ce mot a eu une grande force, la force de la renaissance à une nouvelle vie, que je l’ai choisi, c’est parce que étymologiquement, dans sa signification sémantique, comme on dit, dans sa signification même, le sens même du mot, conversion veut dire retournement. On se retourne à 180 °.

Les premiers qui ont opéré la conversion, justement, ce ne sont pas les religieux, ce ne sont pas les chrétiens, ce ne sont pas les pères de l’Eglise, ce sont les philosophes : Platon, Plotin. La conversion, souvenons-nous du mythe de la caverne, est le fait que l’un des individus, l’un des prisonniers de la caverne, décide de se retourner et de regarder, non pas vers le fond de la caverne où il croyait voir la vérité, mais de se retourner à 180 d° et de découvrir l’ouverture de la caverne où, de l’autre côté, il y avait le soleil, c’est-à-dire la source de la vraie vérité, la vérité vraie, ou la vérité. La conversion est un acte philosophique de retournement sur soi. C’est cet acte, qui est possible, que je veux intégrer à ma philosophie et qui est le moment indispensable de la construction d’une éthique. D’une éthique qui travaille avec tous les éléments donnés dans la nature humaine, dont -et voici un élément de la nature humaine qu’on oublie- ce pouvoir de la liberté d’inventer un futur et un avenir, ça fait partie de la nature humaine.

Si je dis nature humaine, peut-être que je vais penser ou certains vont penser à Spinoza parce que Spinoza parlait de la nature, bien entendu, identifiait Dieu à la Nature. Est-ce que Spinoza appelle une doctrine de la liberté qui ressemblerait un peu à celle que je propose ? Je crois que c’est un peu différent. Je ne dis pas ça pour me démarquer de Spinoza. Spinoza est mon plus grand philosophe, je reconnais pour moi deux influences fondamentales, vous savez (je m’excuse de me répéter auprès de mes amis), ces deux influences fondamentales sont Spinoza d’abord et Sartre ensuite. Spinoza pour la joie, Sartre pour la liberté. Mais chez les deux je trouve en même temps, ce sont en même temps des tremplins pour essayer d’aller plus loin grâce à eux. Grâce à Spinoza je sais que le désir vise la joie mais Spinoza affirme aussi en même temps que tout est déterminé et là je ne comprends plus comment on peut passer à cela qu’il appelle la liberté. Pour lui il n’y a qu’une liberté. Ce que j’appelle la liberté seconde, pour lui c’est la liberté. Et quelle est-elle ? Elle est le fruit du raisonnement qui va connaître les causes. Mais là je ne comprends plus, si on était causé auparavant on reste toujours causé par la suite. Comment se fait-il qu’à un certain moment l’individu décide de s’arracher aux causes, lui qui est causé ? Ce n’est pas possible. Il y a une contradiction majeure chez Spinoza, c’est celle-là. Comme il y a une contradiction majeure chez Sartre, c’est que… il ne voit pas à quoi sert la liberté.

La conversion est donc un acte, c’est un acte du sujet, c’est un acte de la liberté, cet acte n’est pas religieux… Je vais essayer d’entrer dans sa description Comme il n’est pas mystique, qu’il n’est pas mystérieux, il doit être possible de parler de cet acte. Il doit être possible de le connaître. C’est d’ailleurs ce que je dis de toute réalité, même du bonheur qui est le centre de ma philosophie. Du bonheur, je sais qu’on peut parler. Revenons à la conversion. Elle a deux aspects. Tout d’abord la conversion est acte de rupture, elle est un vrai nouveau commencement. Recommencement puisque j’ai déjà vécu, j’ai vécu dans la souffrance, dans l’aliénation, et puis je recommence ma vie. Je l’appelle commencement par commodité ; c’est un recommencement. Mais recommencer ne veut pas dire reprendre.

Lecture : MontaigneEssais, livre III-2

« Nous autres, principalement, qui vivons une vie privée qui n’est en montre qu’à nous, devons avoir établi un patron au-dedans auquel toucher nos actions et selon celui-ci, nous caresser tantôt, tantôt nous châtier. J’ai mes lois et ma cour pour juger de moi et m’y adresse plus qu’ailleurs. »

RM

Ce dont je parle est un vrai recommencement. On va commencer une nouvelle vie.

Lecture : Robert MisrahiLa jouissance d’être

« Ainsi, la conversion est la justification réflexive en même temps que la mise en œuvre du rôle du sujet comme source du sens et des valeurs et aussi comme signification du désir comme mouvement vers le préférable. Par la conversion le désir-sujet met explicitement en œuvre à un niveau second de la réflexion son propre pouvoir constituant comme sujet et comme désir transmuté. Ce niveau réflexif et inversé est le niveau second de la liberté. »

RM

C’est un acte brusque de rupture. Mais ce n’est pas le tout de la conversion. Elle a un deuxième aspect, inséparable du premier et c’est le travail, le lent travail de la raison à travers le temps de ma réflexion et de ma souffrance.

Lecture : Jean Giono, Que ma joie demeure

« – Alors, dit l’homme, c’est toi qui donnes le bonheur ?

   – Je ne me fais pas plus fort que les autres, dit Bobi, j’essaie d’être raisonnable. »

RM

Une fois que j’ai pris la décision radicale du changement, j’ai un lent travail, un nouveau et lent travail à faire qui va être d’abord un travail d’information culturelle et philosophique. Il faut que je sois au courant, quand même, de tout ce qui se fait et en littérature et surtout en philosophie. Et puis un travail aussi sur moi, un travail de connaissance sur moi à ce moment, moi qui ai déjà réfléchi à mes pouvoirs. Dans ma conversion j’ai déjà découvert mon pouvoir de ma liberté. Je sais ce que je suis comme sujet en général. Mais peut-être que je ne sais pas encore suffisamment qui je suis comme personne concrète. C’est le moment. Dans ma conversion, avant de me mettre au travail, à l’œuvre plutôt, avant de m’embarquer, je vais accomplir mon acte brusque et commencer à m’informer, je fais de la philosophie et je m’interroge sur ma personne. Je m’interroge sur mon désir, je fais un travail d’introspection, de réflexion, de mise au point, de dépassement, de critique. Je vais critiquer tout cela que j’ai cru, tout cela qu’on m’a fait croire. Je vais le critiquer, le dépasser, je vais essayer de préciser ce à quoi je veux croire maintenant et ce que je vais construire. La conversion c’est deux lignes : rupture brusque, travail constant.

Lecture : Robert Misrahi, Les Actes de la Joie

« La liberté seconde est qualitativement différente de la liberté aliénée qui  l’a rendue possibleTout en conservant avec ce premier stade un rapport d’antériorité et d’homogénéité qui peut seul rendre compte du passage de l’une à l’autre forme de la liberté. »

RM

Ainsi donc il y a deux aspects dans la conversion : c’est une rupture brusque – synchronique –  comme disent les contemporains – et en même temps un travail au long cours, diachronique. Mais ces deux aspects comportent – et c’est cela que je voudrais définir un peu, rapidement – trois moments. Il y a comme trois tâches de la conversion, elle a trois boulots à accomplir, aussi bien comme rupture brusque que comme travail constant, à propos de trois questions.

La première c’est la conversion comme retour sur soi, la conversion vers soi-même. Pourquoi ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Dans le régime empirique de l’existence, comme je dis, dans la manière habituelle et facile de vivre où l’on est aliéné, balloté, dépendant des évènements extérieurs, où on affirme que les événements extérieurs ont leur déterminisme, qu’ils sont plus forts que moi, qu’ils sont des obstacles insurmontables et que les significations extérieures sont des significations objectives, elles sont vraiment dans les choses, il y a vraiment une idée de justice, une idée de générosité, objectivement, peut-être pas au ciel mais en-dehors de l’humanité, ça c’est l’attitude empirique. C’est l’empirie, le monde de l’expérience, qui me commande. En quoi va consister ma conversion ? Elle va renverser le mouvement. Au lieu que je sois là, un individu qui essaie de se débrouiller dans la forêt de l’existence et qui reçoit les forces de l’extérieur (c’est ainsi qu’on décrit l’humanité aujourd’hui : les forces présentes, les forces passées, l’individu balloté, produit), je vais me retourner sur moi-même et découvrir que c’est moi qui commande tout ce jeu. C’est par moi qu’il existe un concept, une idée. Il faut que je sois créateur pour qu’une signification surgisse. La première conversion est indispensable : le retour sur son propre pouvoir et sa liberté, donc sa liberté seconde. Là, cette fois, je vais découvrir et que j’étais libre et que j’étais créateur et que je suis maintenant libre d’une liberté nouvelle qui cette fois va recevoir le contenu que je vais décider de lui donner. Je veux changer de vie. Et bien je peux très bien décider de changer de vie, je peux décider mille choses pour ma nouvelle vie. Ça c’était la première conversion.

Deuxième conversion, peut-être la plus importante : c’est la conversion vers autrui. Je vais l’appeler conversion réciproque. Il faudrait l’appeler « conversion réciproque à la réciprocité ». On a vu que l’individu a une structure spéculaire c’est-à-dire une structure en miroir qui est en rapport tout-à-fait naturel avec autrui. Mais ce rapport naturel est trop souvent un rapport spontané, conscient mais spontané, conscient mais pas réfléchi et ce rapport naturel est tel que j’ai trop souvent – sinon moi, du moins les autres – trop souvent on a le sentiment, l’envie, la propension, on va dire, à utiliser autrui, à faire d’autrui un instrument, à faire d’autrui un outil, soit comme dans l’esclavagisme un outil véritable qui va travailler pour nous, ou comme dans le capitalisme -un certain capitalisme- un individu exploité, on va l’utiliser, on va mesurer ses compétences, c’est-à-dire s’il est utile ou non, soit même on va l’utiliser – je pense aux dialectiques de la liberté chez Sartre – on va tenter de l’utiliser pour asservir sa liberté pour qu’il me reconnaisse et que je sois son dieu, etc. C’est la propension, la facilité : utiliser et dominer. C’est comme ça que vivent les gens ils veulent dominer, ils veulent se montrer, ils veulent s’affirmer, s’affirmer c’est se montrer contre. On va renverser tout ça. Ici, dans la conversion, il va y avoir réciprocité : je donne sans calcul, je donne sans attendre qu’on me réponde. Si on me répond c’est une joie, c’est la joie que bien sûr j’attends, mais je donne vraiment car j’ai vraiment joie à donner. Je donne et le fait de recevoir est comme un plus, comme on dit vulgairement, un accroissement c’est-à-dire jamais un dû. Ca n’est jamais un calcul, on ne donne pas par calcul, on donne pour donner en signe d’affirmation de l’autre. Le don qu’on fait à autrui c’est un signe d’affirmation de l’autre, c’est un signe de reconnaissance. Ici la deuxième conversion va être l’affirmation que l’autre est un sujet donc va être une véritable reconnaissance de d’autrui.

Lecture : Robert Misrahi, Les Actes de la Joie

« La conversion réciproque n’est pas seulement le fait de se tourner vers l’autre tandis qu’il se tourne vers moi, chacun des sujets privilégiant l’autre comme centre focalisateur du nouvel univers commun ; elle est aussi et en même temps une conversion active c’est-à-dire la conscience que le monde issu de la rencontre est un monde à construire et non une donnée à constater. »

RM

Première tâche : je découvre mon propre pouvoir créateur de valeurs. Deuxième tâche : je découvre qu’autrui est aussi créateur de valeurs et qu’il est valeur. Je vais construire des valeurs, je sais que j’en ai le pouvoir, je viens de découvrir qu’autrui est la valeur centrale, je viens de l’affirmer, qu’est-ce que je fais de tout cela ? Eh bien je vais vivre la troisième conversion, c’est ce que j’appelle la jouissance du monde, avec autrui. Plus seul maintenant puisque la conversion a été faite, donc je suis avec autrui. Je suppose, c’est implicite, que l’autre a fait ce même chemin. L’autre ne me considère pas comme un objet, il me considère comme un sujet, il y a un échange, il y a une vraie réciprocité. La réciprocité est la réciprocité des échanges gratuits alors que la réversibilité c’est l’échange calculé d’échanges équivalents. C’est ou militaire ou commercial ou juridique. C’est intéressant, ça peut créer les civilisations, ça ne donne pas la joie. La joie c’est le don sans calcul réciproquement effectué, sans calcul. Alors, une fois les deux premières conversions effectuées, il faut effectuer la troisième, avec autrui, dans la réciprocité, il va être décidé, on va décider, ça va être ça la conversion, de se réjouir de la vie. On va déployer ce que je vais appeler, ce que j’appelle la jouissance du monde. A ce moment on va comprendre qui oui, en effet, la vocation de l’être humain c’est le bonheur c’est-à-dire et la jouissance et la réflexion parce que tout ce qu’on a  va construire on le construit d’une façon bien maîtrisée, bien intelligente, bien consciente, bien partagée, mais bien fondée également, mais ça va être au service d’une jouissance. On va décider ensemble, nous qui sommes convertis, qui avons dépassé le religieux, les mythes, les superstitions, les combats, les violences, les fausses valeurs, on a dépassé tout ça ensemble, eh bien maintenant, on va décider de… eh bien on va voyager ensemble. Les êtres qui s’aiment peuvent dire qu’ils vont effectuer ensemble le voyage de l’être c’est-à-dire la jouissance du monde.

Qu’est-ce que c’est, cette jouissance ? Tout le monde connaît et peu le connaissent en même temps. Ce sont les mêmes plaisirs que nous pouvons évoquer aisément mais qui ont été transformés parce qu’ils ont été passés au crible de la conscience et de la réflexion. Les plaisirs charnels les plus simples, les plus évidents, mais ils sont passés au crible de la réflexion, ils passent au niveau non pas des plaisirs mais de la jouissance éclairée. Alors il y aura les plaisirs, les plaisirs de la chair, les plaisirs de la table, mais éclairés et choisis, voulus, limités s’il le faut.

Je pourrais en somme résumer ces trois moments de la conversion par trois résultats. Et les trois résultats c’est : l’autonomie, quand je me suis retourné sur moi-même et trouvé mon pouvoir, la réciprocité quand j’ai découvert la place centrale d’autrui, et la jouissance quand j’ai découvert que l’humanité n’est pas vouée à la souffrance mais au bonheur. Il faut jouir de la vie et jouir des richesses, contemplatives ou actives, de la vie.

Autonomie, réciprocité, jouissance. Nous l’avons notre éthique !

Laisser un commentaire