Une figure de ski nommée conversion (p35 –  p40)

Les compétitions de ski sont fréquentes. Il n’est pas nécessaire de le pratiquer pour les admirer et y prendre plaisir. Le connaisseur sera évidemment mieux placé que l’amateur pour dire les raisons de son admiration mais des plaisirs moins riches n’en sont pas moins des plaisirs.

J’admire la vitesse et l’élégance des mouvements, j’imagine à la fois la tension du skieur et ses performances. Certes, je ne connais rien au sport alpestre mais la beauté des pistes et des paysages, l’efficacité des skieurs, leur souplesse, leur force, leur attention, parfois leur beauté naturelle ou la beauté des figures, sauts, slaloms, descentes que je dirais « en quinconce », tout ce véritable spectacle me donne plaisir et joie, même si j’ignore le nom des concurrents, l’état du classement ou les chances de victoire de tel ou tel. Je regarde et j’admire une compétition réelle mais je me souviens aussi que j’ai pu admirer la retransmission télévisée de telle ou telle manifestation toujours avec une vive admiration et un plaisir calme, sans nervosité ni émotion, comme si, moi aussi, de loin, je jouissais de la vitesse qui déploie le vert et le blanc, le risque et l’assurance. La foule crie ses encouragements, Colette, mon épouse (compétente, elle), toute tendue et admirative, me dit : « Regarde ! Regarde ! » Et il est vrai que, à la montagne ou à la « télé », la synthèse que réussissent les skieurs entre l’audace et la perfection est assez « époustouflante ». Pour moi, un vif plaisir de l’esprit naît de cette contemplation.

J’aime aussi observer et admirer les cours de ski.

J’apprends alors une chose stupéfiante : dans le langage spécialisé de ce sport dur, poétique et rêveur, on appelle « conversion » une certaine figure que tout futur skieur, amateur ou professionnel, doit savoir réaliser.

Elle consiste en ceci : en piquant verticalement dans la neige l’un de ses skis, et en prenant appui sur lui, le skieur arrêté peut se retourner et placer ses deux skis dans la direction inverse de celle qui était la sienne avant l’arrêt. Cette manœuvre est indispensable pour tourner ou changer de direction. En général, il y a inversion du sens du mouvement.

Ainsi, par la conversion (dont la technique est à la fois simple et indispensable, disent les professionnels), le skieur peut renverser, inverser la direction qu’il avait d’abord choisie. Il peut revenir, tourner, quitter la piste, repartir autrement et ailleurs, revenir à son point de départ, son commencement, ou se fixer un tout autre but que celui qu’il s’était d’abord fixé ou qu’on lui avait fixé.

Cette technique, ce véritable acte de renversement, comporte à mes yeux une signification et une richesse considérables.

Je vois tout d’abord que, à propos et à l’occasion de cette figure, tout le monde peut comprendre le mot conversion. Chacun peut comprendre qu’il s’agit ici d’un mouvement physique de renversement, d’un geste de l’ensemble du corps qui inverse la direction de son regard et la direction de son mouvement.

Non seulement chacun peut comprendre ce mot « dans l’abstrait » mais il peut aussi aisément en imaginer la réalisation et, au besoin, l’effectuer lui-même.

Sur le plan empirique et matériel, le mot, son sens et son incarnation ne présentent donc aucune difficulté. Avant de considérer un autre plan, poursuivons notre première élucidation.

Lorsque le skieur a décidé de mettre en œuvre une conversion, il l’a décidé librement. Un choc, un obstacle, une maladresse, un accident n’auraient pas produit une conversion mais une chute et un arrêt. Un renversement mécanique du corps, au cours d’une chute, n’aurait pas non plus produit une conversion. Il est alors clair que celle-ci est un acte qui a du sens (même à son niveau) et que cet acte est libre. La décision de la conversion est un acte libre et, donc, toujours possible.

Cela ne signifie pas que cet acte est sans raison, simple caprice absurde ou acte gratuit sans motif et sans but. Bien au contraire, le skieur s’est d’abord volontairement arrêté, puis il a délibérément engagé son changement de direction en opérant sa conversion. En outre, cet acte a été motivé : le skieur a voulu éviter un obstacle, ou terminer sa randonnée, ou la poursuivre dans une autre direction. Ou, tout simplement, « rentrer à la maison ».

La situation est parfois plus dramatique : une troupe de skieurs peut dévaler à vive allure en sens inverse, un grondement lointain peut annoncer une avalanche. La conversion devient alors urgente et salvatrice. De simple figure de style ou moment de promenade, la voici qui devient planche de salut. La conversion, en cas de danger, est la seule voie de secours, la seule sauvegarde permettant le « salut », c’est-à-dire la préservation de la vie face à une menace qui pourrait étre fatale. Face à la mort possible, il est des circonstances où la conversion est la seule solution salvatrice.

Nous pouvons comprendre maintenant en quoi la figure de ski nommée conversion revêt une signification considérable : elle éclaire et peut symboliser une autre conversion qui, elle, se déploie dans l’intériorité, au coeur de la conscience. Je ne songe pas le moins du monde a une conversion religieuse. Celle dont je parle maintenant est purement « psychologique » puisquelle est opérée par le « moi », le sujet, en lui-même et par lui-même. Si l’on imagine, pour simplifier, que le moi, l’individu en son for intérieur est comme un mouvement dynamique vers l’extérieur et vers des buts, la conversion sera ici le renversement, l’inversion du mouvement de la pensée et du désir, sur le modèle de la conversion à skis.

Par exemple, cette conversion renversera la croyance selon laquelle les choses nous détermineraient et nous définiraient, et la remplacera par son contraire : « C’est nous qui définissons les situations et les significations de l’existence et nous déterminons. » Autre exemple : « Je suis sujet central et l’autre est mon outil » sera remplacé par : « L’autre est (comme moi) sujet central », et je peux, dans une relation réciproque Je-Tu, lui être utile tout en restant sujet libre et (comme lui) central. Troisième et dernier exemple : au lieu de croire que la vie humaine est destinée à, « faite pour » la souffrance, comprendre au contraire qu’elle est destinée à la joie puisque l’essence de la conscience est le désir et donc la poursuite de la vie et de la joie.

Certes, cette conversion réfléchie de nos buts et de nos attitudes est plus difficile et plus longue à réaliser qu’une conversion à skis. Mais l’observation et la verbalisation de cette petite performance sportive, si plaisante, peuvent au moins nous aider à comprendre (ou à commencer à comprendre) ce que pourrait être une conversion existentielle: les deux conversions sont des renversements, des inversions de sens; elles sont toutes deux des initiatives, des décisions libres; elles sont toutes deux entreprises en situation d’urgence ou de crise; elles sont toutes deux à la fois des décisions brusques et le fruit d’un travail.

Quoi qu’il en soit, cette proximité des deux démarches permet d’affirmer que si la démarche sportive est compréhensible et réalisable par tous, la démarche existentielle, « psychologique » et éthique est également réalisable par tous ceux qui en auraient le profond désir. Après tout, il n’est pas « évident » pour tous de faire du ski. Mais tous le peuvent s’ils « s’investissent » et se mobilisent.

N’y a-t-il pas, cependant, une différence radicale entre le ski et l’existence ? Le ski n’est-il pas simplement un sport de compétition ou, plus simplement encore, une activité ludique de divertissement, tandis que l’existence humaine serait uniquement grave et sérieuse, valable et non pas futile ?

On récusera aisément cette opposition. Je ne dis pas que la vie est un sport ni que le sport doive être pour tous la vie même. Mais je remarque que le sport, et notamment le ski, se propose d’accéder à certaines formes de la joie (performance personnelle, victoire, épanouissement, jouissance de la nature et de sa beauté) tandis que l’existence humaine se propose également d’accéder à certaines formes de la joie (plaisir, contentement, satisfaction, accomplissement). Le divertissement n’est pas extérieur à l’existence humaine et à sa profondeur, de même que l’existence humaine n’est pas extérieure au pur plaisir, au dépassement et au semi-ment de plénitude active et contemplative.

On pourrait simplifier ces idées en disant, comme Guy de Coubertin, que les vertus du sport préparera aux vertus de la vie. Mais cette simplification appauvrit simultanément la signification respective de chaque sport comme dépassement spécifique de la nature et la signification philosophique de l’existence comme recherche et accomplissement de la plénitude.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que cet accomplissement n’est réalisable qu’après… une conversion.

Une fois celle-ci réalisée, la différence radicale entre un exercice musculaire qui apporte des joies et une existence vraiment libérée qui accède à la joie, cette différence devient évidente. Le sport n’est pas déprécié comme tel, il est éclairé comme étape éventuelle d’un accomplissement plus profond.

Quant au ski lui-même, on saura gré à ses promoteurs d’avoir su reconnaître et mettre en œuvre avec pertinence la signification évidente d’un terme dont les penseurs croient parfois qu’il est bien difficile à comprendre. 

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